Homélie 13e dimanche (26 juin 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 26 juin 2022 (13e dimanche T.O., C) – Abbaye de Boscodon
1 R 19,16b.19-21 ; Ga 5,1.13-18 ; Lc 9, 51-62

Les deux fils de Zébédée, qu’ils sont violents ! On leur aurait volontiers donné le Bon Dieu sans confession, mais la réalité est bien différente : que de violence et de prétention chez ces deux-là ! On comprend que, d’après Marc, Jésus les ait surnommés Boanergès, « fils du tonnerre » (Mc 3,17). Une autre fois, rappelez-vous, ils demanderont à Jésus une faveur : devenir ses deux co-premiers ministres, rien que ça ! Inutile de vous dire que cela n’a pas plu aux Dix autres, pas forcément d’ailleurs au nom de l’honnêteté du jeu, mais plutôt par jalousie de se voir rafler les meilleures places.
En entendant de telles histoires, tirées de nos évangiles, je repense à ces mots d’une guide touristique turque, qui faisait visiter son pays à des groupes de pèlerins chrétiens. Lorsqu’un groupe s’arrêtait pour célébrer la messe, elle restait assise au fond de l’église, et n’en perdait pas une miette. Un jour, elle a dit au frère dominicain qui menait ce groupe : « Ce qui me frappe dans vos évangiles, c’est que les personnages ont l’air vrai ! » Je ne connais pas de plus beau compliment adressé à la foi chrétienne et à ses adeptes. Oui, les personnages des évangiles sont vrais, car les disciples ont tous leurs petits travers ou leurs gros défauts. Et c’est avec des gens comme ceux-là que Jésus a lancé sa barque sur les eaux de l’histoire humaine.
Au fur et à mesure de son voyage, la barque se déleste de certains passagers, qui la quittent par la voie naturelle de la mort physique, ou par lassitude spirituelle devant les exigences de la foi chrétienne, ou encore par fascination devant d’autres objets religieux ou spirituels à l’apparence plus clinquante. Mais, heureusement – et c’est une réalité que l’on peut vérifier d’année en année –, de nouveaux disciples montent dans la barque, et l’aventure continue. Si nous sommes là ce matin, chers frères et sœurs, c’est parce que dans nos vies nous avons fait cette expérience de la pleine humanité des disciples, de la fragilité de nos propres engagements, mais aussi de la fidélité de Dieu. Et nous essayons de tenir bon une fois encore, de poursuivre la route. Mais soyons présents à l’instant que nous vivons, puisque le présent est le seul lieu où Dieu nous rejoint, où Dieu nous attend.
Pour revenir au coup de gueule des fils de Zébédée, notons la vive réaction de Jésus : « Mais Jésus, se retournant, les réprimanda. » C’est net et sans bavure : Jésus n’adopte pas nos petits procédés égocentristes et violents, il nous apprend à agir comme Dieu agit avec nous. Et la leçon va continuer, avec d’autres personnages qui voudraient bien suivre Jésus, mais à leurs conditions. Jésus ne mange pas de ce pain-là, il renvoie dans les cordes ceux qui prétendent vouloir le suivre mais en gardant leur propre manière de gérer leur vie : « Je te suivrai partout où tu iras ! » Ah bon ? Mais « le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête » […] « Seigneur, permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père » (un devoir sacré en Israël) ; mais « Laisse les morts enterrer leurs morts. Toi, pars, et annonce le règne de Dieu » […] « Laisse-moi d’abord faire mes adieux aux gens de ma maison » (un devoir pieux que le prophète Élie a permis à son successeur Élisée d’accomplir) ; mais, pour Jésus, « Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le royaume de Dieu. » Décidément, être disciple de Jésus, ce n’est pas une mince affaire !
Et à cela s’ajoute encore ce que Paul demande aux Galates : « Que [votre] liberté ne soit pas un prétexte pour votre égoïsme ; au contraire, mettez-vous, par amour, au service les uns des autres. » Suivre Jésus, c’est donc apprendre un nouveau code de la route, et marcher sur un chemin de liberté sous la conduite de l’Esprit. Cela ne se fait pas en un clin d’œil, il y faut au moins un clin-Dieu, voire plusieurs. Oui, que Dieu nous fasse signe, et qu’il se mêle de la partie afin qu’elle soit gagnante ! Le jeu en vaut la chandelle, car, comme disait le psaume tout à l’heure : « Tu es mon Dieu ! […] Je n’ai pas d’autre bonheur que toi. » Amen.

Homélie Fête-Dieu (19 juin 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 19 juin 2022 (Fête-Dieu, C) – Monastère de Saint-Maximin
Gn 14,18-20 ; 1 Co 11,23-26 ; Lc 9,11b-17

À qui Melkisédek, roi de Salem et prêtre du Dieu très-haut, offre-t-il du pain et du vin, à Dieu ou à Abraham ? Le texte n’est pas clair. Si l’on aime fouiller les textes de la Bible, pour tenter de mieux cerner ce qu’ils veulent dire, Melkisédek est un bon cas d’école. Car la Parole de Dieu est vivante et vivifiante, elle ne peut jamais être réduite à une unique réponse, une seule solution. La Bible est un livre de vie, qui donne la vie. En ce jour où l’Église nous invite à célébrer le sacrement qui nourrit nos âmes et nos corps, avez-vous faim et soif du Dieu de vie ?
Le personnage mystérieux de Melkisédek mérite que l’on s’arrête un peu à lui. Tout d’abord, il n’apparaît que deux fois dans l’Ancien Testament : dans le bref ch. 14 de la Genèse, dont nous venons de lire un passage ; et dans le Ps 109, que nous chantons chaque dimanche aux vêpres. Si notre Église lui a attribué une place d’honneur, c’est aussi parce que la lettre aux Hébreux en fait un personnage clé de l’histoire du salut, une sorte d’anticipation de Jésus. Or, dans le Nouveau Testament, seule cette lettre nous parle de lui ! Son auteur s’intéresse à lui comme certains groupes juifs du premier siècle de notre ère : ainsi, quelques manuscrits découverts au bord de la mer Morte parlent de ce personnage étrange. La lettre aux Hébreux établit un parallèle entre Melkisédek et Jésus. Il semble venir d’ailleurs, et Jésus est descendu du ciel ; il n’a aucune généalogie, et dans l’Apocalypse Jésus est dit « l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier, le Commencement et la Fin » (Ap 22,13). Mais surtout, il est déclaré « prêtre du Dieu très-haut », et la lettre aux Hébreux, cite le Ps 109/110 qui dit que Jésus est « prêtre à jamais selon l’ordre du roi Melkisédek » (He 5,6.10). Il y a quelque chose de christique dans ce personnage, dont le nom signifie « roi de justice », et qui est en même temps « roi de Salem », autrement dit « roi de paix » ! Remercions donc l’auteur de la lettre aux Hébreux, qui a si bien aperçu à travers lui l’unique vrai grand-prêtre : Jésus.
Mais, fort curieusement, cette même lettre aux Hébreux ne rapproche jamais l’offrande de pain et de vin de Melkisédek et l’eucharistie de Jésus ! Elle compare le don que Jésus fait de lui aux sacrifices d’animaux. Il faudra attendre le troisième siècle, et saint Cyprien évêque de Carthage, pour que soit réalisé le lien entre l’eucharistie de Jésus et l’offrande de Melkisédek. Nous en avons une trace dans la première prière eucharistique, l’antique Canon romain, qui dit : « Et comme il t’a plu d’accueillir [le sacrifice] que t’offrit Melkisédek, ton grand prêtre, oblation sainte et immaculée, regarde ces offrandes avec amour et, dans ta bienveillance, accepte-les. »
De part et d’autre, une offrande végétale ! L’antiquité était saturée de sacrifices d’animaux, de sang de bouc et de taureaux. Mais, malgré l’omniprésence des sacrifices sanglants, une autre petite voix résonne régulièrement dans les textes bibliques : Dieu ne se rassasie pas de la chair des taureaux et ne prend pas plaisir au sang des boucs, il veut que nous marchions selon la justice et la miséricorde ! Pour signifier ce désir de paix entre l’humanité et le reste de la création, Dieu instaure, à côté des offrandes animales, un rituel d’offrandes végétales : un peu de pain, de farine, d’huile ou de vin. Ces éléments proviennent de la nature, donc de la création de Dieu, mais ils sont aussi passés par le travail des hommes : « fruit de la terre / de la vigne et du travail des hommes », disons-nous à l’offertoire. Dieu nous a créés de sa propre initiative, sans nous demander notre avis, mais il ne nous sauvera pas sans notre consentement ! Tel est le sens de la vie chrétienne, de notre participation à l’eucharistie. On comprend alors pourquoi tant de Pères de l’Église, de saints et de papes des dernières décennies, ont insisté sur le fait que l’eucharistie va de pair avec la pratique sincère de la charité.
L’eucharistie est le sacrement qui accroît notre charité, car elle nous greffe sur le corps du Christ, tout entier au service de la charité. Mais, à l’inverse, pour la recevoir dignement, il faut avancer déjà sur la route de la charité. Au ive siècle, saint Jean Chrysostome disait aux riches de la cour de Constantinople, qui offraient de luxueux tissus et vases pour la liturgie mais ne donnaient rien aux mendiants : « Celui qui a dit : “Ceci est mon corps”, c’est le même qui a dit : “Tout ce que vous aurez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait.” » L’eucharistie n’est pas un bonbon pour les enfants sages, une récompense pour les gens en règle : elle est un remède pour les faibles et les pécheurs, une nourriture du ciel pour nous soutenir durant notre traversée de cette vie. N’attendons pas d’être parfaits et en règle pour communier, mais recevons avec joie et gratitude le don infini que nous fait le Seigneur, pour nous configurer davantage à lui-même, qui est toute bonté et toute miséricorde. Amen.

Homélie Pentecôte (5 juin 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 5 juin 2022 (fête de la Pentecôte, C) – Abbaye de Boscodon
Ac 2,1-11 ; Rm 8,8-17 ; Jn 14,15-16.23-26

En ce jour de la Pentecôte, point final du temps pascal, nous célébrons le don du Saint Esprit que Dieu a fait son Église, et par cette Église au monde entier. J’aime évoquer cette phrase du Père Jean Vernette, spécialiste des sectes et mouvements religieux marginaux : « L’Esprit Saint a élu domicile dans l’Église, mais il n’y est pas assigné à résidence ! » Au-delà du bon mot qui fait sourire, il y a beaucoup de vrai dans ce propos. De même que Moïse avait reçu de Dieu la Torah pour la communiquer à Israël, et par lui à toute l’humanité, de même nous les chrétiens nous recevons le Saint Esprit, non seulement pour nous-mêmes ou pour la sanctification de notre communauté ecclésiale, mais encore pour le salut du monde entier. C’est ce que disait déjà, peu avant l’ère chrétienne, le livre de la Sagesse : « L’Esprit du Seigneur remplit l’univers : lui qui tient ensemble tous les êtres, il entend toutes les voix » (Sg 1,7). Depuis le début de son pontificat, le pape François exhorte les baptisés à devenir disciples missionnaires, à sortir du sérail de l’Église pour aller aux périphéries, et annoncer la Bonne Nouvelle de Jésus ressuscité au monde entier. Aujourd’hui, l’Esprit Saint nous est donné afin de nous confirmer dans notre vocation.
À côté des lectures de ce dimanche, mais juste derrière elles, je vous invite à regarder trois figures bibliques saisies par l’Esprit de Dieu : Moïse, Joël et Élisabeth. Par l’entremise de Moïse, Dieu avait choisi soixante-dix anciens pour diriger le peuple, et il leur a donné une part de son Esprit qui reposait sur Moïse. Or, deux d’entre eux avaient prophétisé alors qu’ils étaient loin des soixante-huit autres. Josué demande à Moïse de les en empêcher, mais il s’entend répondre (Nb 11,29) : « Serais-tu jaloux pour moi ? Ah ! Si le Seigneur pouvait faire de tout son peuple un peuple de prophètes ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux ! »
Ce rêve de Moïse, le prophète Joël va en annoncer la réalisation. Le récit de la Pentecôte se trouve au ch. 2 des Actes des Apôtres ; or, juste après, Pierre explique ce qui vient de se passer en citant le prophète Joël : « Je répandrai mon esprit sur tout être de chair, vos fils et vos filles prophétiseront, vos anciens seront instruits par des songes, et vos jeunes gens par des visions. Même sur les serviteurs et sur les servantes je répandrai mon esprit en ces jours-là » (Jl 3,1-2 ; Ac 2,17-18).
Entre le désir de Moïse et cette prédication de Pierre, saint Luc donne dans son Évangile quelques exemples de personnes saisies par l’Esprit, en vue d’une mission précise. Parmi elles se trouve Élisabeth, la mère de Jean-Baptiste, à qui Marie a rendu visite mardi dernier, en la fête de la Visitation (Lc 1,41-42) : « Quand Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant tressaillit en elle. Alors, Élisabeth fut remplie d’Esprit Saint, et s’écria d’une voix forte : ‟Tu es bénie entre toutes les femmes, et le fruit de tes entrailles est béni !” » Le même Luc vient de dire la même chose au sujet de nos premiers frères et sœurs de Jérusalem : « Tous furent remplis d’Esprit Saint : ils se mirent à parler en d’autres langues, et chacun s’exprimait selon le don de l’Esprit » (Ac 2,4). Comme Jésus l’avait promis, le Père nous donne un autre Défenseur qui sera pour toujours avec nous (cf. Jn 14,16).
Ce matin, c’est à Paul que revient l’honneur de révéler ce que l’Esprit fait dans nos vies : « Vous avez reçu un Esprit qui fait de vous des fils ; et c’est en lui que nous crions ‟Abba !”, c’est-à-dire : Père ! […] L’Esprit Saint lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu » (Rm 8,15-16). Cette semaine j’ai revu ma vieille cousine Élisabeth, une étonnante moniale de 95 ans : elle m’a suggéré que les sept dons du Saint-Esprit – sagesse et intelligence, force et science, conseil, piété et crainte du Seigneur – sont autant de manières de donner chair à notre cri « Abba ! Père ! » Alors, que l’Esprit nous envahisse et nous transforme ! Nous n’aurons jamais fini d’explorer notre vocation d’enfants de Dieu, et notre bonheur éternel sera de nous en émerveiller en rendant grâce à notre Père, par son Fils, dans l’Esprit. Amen.

Homélie 6e dimanche Pâques (22 mai 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 22 mai 2022 (6e dimanche de Pâques, C) – Abbaye de Boscodon
Ac 15,1-2.22-29 ; Ap 21,10-14.22-23 ; Jn 14,23-29 (Le Père, le Fils et l’Esprit Saint, la paix et la joie)

Tout au long du temps pascal, les Actes des apôtres nous racontent le déploiement de la Bonne Nouvelle de Jésus, mort et ressuscité, pour le salut de toute l’humanité. Nous suivons les apôtres et leurs collaborateurs sur les routes du Proche-Orient, de l’Asie mineure (l’actuelle Turquie) et de la Grèce. À la dernière page des Actes, la mission de saint Paul aboutira à Rome, capitale de l’empire ; non pas comme un point final, mais pour un nouveau départ en direction des quatre points cardinaux. La mission n’est pas achevée, elle est notre devoir !
Entre Jérusalem et Rome, une autre ville joue un rôle important dans l’évangélisation : Antioche de Syrie. Plus haut, dans son livre, saint Luc nous a appris que « c’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de ‟chrétiens” » (Ac 11,26). Au début, ce surnom était sans doute un sobriquet, employé par les païens pour se moquer des disciples de Jésus. Mais les baptisés s’en sont vite emparés, car il leur rappelait le fondement de leur identité : oui, de par notre baptême, nous sommes les membres du Christ. À la suite de saint Paul, beaucoup de Pères de l’Église souligneront que le Christ n’est rien tout seul, sans son corps. Il est la Tête, mais nous sommes les membres de son Corps. Et saint Paul nous rappelle que Jésus est un Messie crucifié ! Voilà notre joie, notre fierté, que nous pouvons chanter : « La croix du Christ est notre gloire, sauvés par lui, nous vivons ressuscités ! »
Au jour de la Pentecôte – nous verrons cela bientôt –, la Bonne Nouvelle de Jésus ressuscité a mis le feu au cœur de nombreux juifs et amis du judaïsme. Puis, petit à petit, le feu a pris aussi dans le cœur des païens, et les apôtres ont compris que le salut apporté par Jésus était offert à tous les hommes, sans distinction d’origine, de langue, de culture.
Mais un problème se pose, dont le passage des Actes de ce jour nous transmet l’écho : pour les juifs, descendants d’Abraham, la circoncision est le signe de leur appartenance au peuple de Dieu ; alors, faut-il obliger les païens qui se convertissent à Jésus à recevoir eux aussi cette marque dans leur chair ? Certains chrétiens, fiers de leurs racines juives, le pensent ; mais Paul et Barnabé sont de l’avis contraire. Dieu est capable de toucher des hommes et des femmes qui n’appartiennent pas au peuple de la Circoncision ; il ne fait pas de différence entre les hommes. La vision de l’Apocalypse évoquée ce matin rejoint cette conviction. En effet, le salut apporté par Jésus s’enracine dans la tradition d’Israël, car les portes de la Cité sainte portent les noms des douze tribus d’Israël. Mais il s’élargit aux dimensions du monde grâce à la mission évangélisatrice des apôtres, car les remparts de la Cité portent les noms des douze apôtres. Tous les élus rayonnent de la gloire de Dieu, leur lumière et leur joie c’est le Père et son Fils, l’Agneau vainqueur du mal, dans l’Esprit Saint.
Dans l’évangile, Jésus nous invite à l’accueillir en gardant sa parole au fond de notre cœur. Non pas pour l’y enterrer et l’oublier. Mais au contraire, pour que nous puissions nous en nourrir régulièrement, quotidiennement. Cette Parole de vie, nous n’aurons jamais fini de la méditer, de la scruter, de mieux la comprendre, de la goûter enfin. Et aujourd’hui Jésus déclare qu’il nous envoie l’Esprit Saint afin qu’il nous aide à toujours mieux en saisir la portée. À l’approche de la fête de la Pentecôte, demandons à l’Esprit de venir nous embraser du feu de Dieu.
Ce dimanche 22 mai, sixième dimanche de Pâques, est aussi la Journée des chrétiens d’Orient. En ce jour, nous sommes invités à nous unir par la prière avec nos frères et sœurs d’Orient et du Proche-Orient. Bien sûr, nous pensons à nos frères et sœurs des Églises orthodoxes et protestantes. Mais n’oublions pas non plus les nombreux chrétiens orientaux qui font partie de l’Église catholique. Ils sont de divers rites et langues : syriaque, copte, maronite, grec-melkites, gréco-catholiques roumains et ukrainiens, éthiopiens, érythréens, syro-malankars, syro-malabars, chaldéens, arméniens… et même latins ! Ici à Boscodon, nous avons connu Mgr Najeeb Michaeel, dominicain, archevêque chaldéen de Mossoul. Nous sommes invités à entretenir des liens d’amitié avec nos frères et sœurs du Proche-Orient et d’Orient, car ils plongent leurs racines plus profondément que nous encore dans le terreau religieux de la Terre sainte. Prions avec eux et pour eux tout au long de cette journée, et au-delà encore. Et que le Seigneur soit toujours davantage votre joie ! Amen.

Homélie 4e dimanche Pâques (8 mai 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 8 mai 2022 (4e dimanche de Pâques, C) – Abbaye de Boscodon
Ac 13,14…-52 ; Ap 7,9…17 ; Jn 10,27-30 (le bon Pasteur)

« Une foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, de toutes nations, tribus, peuples et langues. » Ma mère m’a un jour demandé comment nous ferions, au Ciel, pour nous reconnaître les uns les autres, si nous sommes si nombreux ! Et nous serons des myriades de myriades, des millions, des milliards ! Malgré ce nombre, nous n’aurons pas besoin de badge comme dans les colloques, pour indiquer notre nom et notre situation professionnelle. Le Bon pasteur connaît ses brebis par cœur, et les appelle chacune par son nom, comme il le fit pour Marie-Madeleine au matin de Pâques (cf. Jn 20,16). Mais, dans le Royaume de son Père, il nous fera partager son privilège de la connaissance directe : nous aussi connaîtrons Dieu comme nous sommes connus de lui (cf. 1 Co 13,12), et en outre nous nous reconnaîtrons aussi les uns les autres. Et tous ensemble, vêtus de robes blanches – et pas seulement les dominicains ! –, des palmes à la main, nous chanterons les louanges incessantes du Dieu vivant.
Figurez-vous que nous ne serons jamais lassés de chanter, jamais lassés de tenir nos palmes à la main, jamais rassasiés jusqu’à plus soif du visage de Dieu : nous irons de bonheur en bonheur, d’émerveillement en émerveillement, et notre découverte du mystère de l’amour de Dieu ne pourra qu’aller en s’amplifiant. N’imaginez pas que « l’éternité, c’est long, surtout vers la fin », comme disait Woody Allen – qui n’est pas un Père de l’Église, mais tout de même un grand cinéaste ! Notre éternité nous fera entrer dans le mystère de l’éternité de Dieu, qui est en réalité une perpétuelle jeunesse, tout le contraire d’un « arrêt sur image » ! Il y aura de la musique pour ceux qui aiment chanter, danser et jouer d’un instrument, avec les anges comme maîtres ; il y aura des tables regorgeant de bonnes viandes et de vins capiteux, pour ceux qui font d’Isaïe leur livre de chevet (cf. Is 25,6) ; il y aura des couleurs chatoyantes pour réjouir même les daltoniens, des parfums délicieux qui nous rappelleront le Cantique des Cantiques, des paroles ineffables comme celles qu’entendit saint Paul sans pouvoir les communiquer car c’était « top secret » (2 Co 12,4)… Une joie dont nous n’avons pas idée s’emparera de nous. Comme le dit l’évangile (Mt 25,20.23), et à sa suite saint Augustin, cette joie sera si vaste qu’elle ne pourra pas habiter notre cœur, mais c’est nous-mêmes qui entrerons en elle…
La foule immense de l’Apocalypse, ce sont les cent-quarante-quatre mille élus du peuple de Dieu : tous, juifs et païens rassemblés en un seul peuple nouveau, réconcilié, guéri. Rassemblés autour de leur Pasteur, qui est lui-même un Agneau ! Saint Paul a fait l’expérience du rejet par des membres de son peuple ; mais il y a vu l’occasion inespérée, providentielle, de se tourner vers les païens : « C’est à vous d’abord qu’il était nécessaire d’adresser la parole de Dieu. […] Nous nous tournons vers les nations païennes selon le commandement du Seigneur : ‟J’ai fait de toi la lumière des nations pour que, grâce à toi, le salut parvienne jusqu’aux extrémités de la terre.” » Le salut est offert gracieusement par Jésus à toutes et à tous, quelle que soit notre origine et notre situation sociale.
Lui-même, il est l’Agneau sans tache, dont le sang lave plus blanc que toutes nos lessives, puisque les élus, « vêtus de robes blanches, avec des palmes à la main, […] ont lavé leurs robes, et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau ». Mais cet Agneau est aussi un Pasteur, qui nous mène, non par le bout du nez comme un manipulateur, mais avec le bâton de sa parole, qui trace un chemin, écarte les obstacles, protège contre l’ennemi… Suivons-le, écoutons sa voix dès maintenant, entrons à sa suite dans LA « grande épreuve » de sa Pâque. Plongeons avec lui dans les eaux de la mort, comme lors du baptême, pour en ressortir renouvelés, ressuscités ! Cela s’accomplira dans le Royaume à venir ; mais dès à présent nous pouvons vivre en ressuscités. Car c’est cela, être chrétien, et rien d’autre : vivre en ressuscité, le visage radieux de la joie du Seigneur qui nous aime, car « Dieu essuiera toute larme de nos yeux » ! Amen, Alléluia !

Homélie jeudi saint (14 avril 2022)

Homélie (version développée) du fr. Luc Devillers OP pour le 14 avril 2022 (jeudi saint, C) – Abbaye de Boscodon
Ex 12,1-8.11-14 ; 1 Co 11,23-26 ; Jn 13,1-15

La messe du jeudi saint est dite « en mémoire de la Cène du Seigneur ». La Cène, cena en latin, désigne le repas de fin de journée. Si vous êtes allés en Terre sainte, vous avez pu visiter le Cénacle à Jérusalem : le mot cenaculum désigne une salle à manger. Les franciscains, gardiens des Lieux saints, ont bâti un couvent au lieu supposé du dernier repas pris par Jésus avec ses disciples.
Les deux premières lectures de ce soir ont évoqué deux Pâques. La Pâque célébrée par les Hébreux, en souvenir de leur sortie d’Égypte : « Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur. […] Ce jour-là sera pour vous un mémorial, une fête de pèlerinage. D’âge en âge vous la fêterez. » Puis, grâce à saint Paul, nous avons entendu le premier témoignage sur l’institution de l’eucharistie par Jésus : « La nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain […] Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. » Les deux Pâques, la juive et la chrétienne, célèbrent un événement de salut : libération de l’esclavage pour Israël, libération du péché et de la mort pour les chrétiens.
Mais l’évangile de ce soir ne rapporte pas l’institution de l’eucharistie. À la place, il raconte le geste du lavement des pieds. Depuis la réforme liturgique de Vatican II, il est prévu de pratiquer ce rite après l’homélie – ou, dans les communautés monastiques, au chapitre entre frères ou sœurs. Mais ce n’est pas une obligation stricte ; l’essentiel est d’en retenir la portée. En lavant les pieds de ses disciples, Jésus ne nous fait pas la leçon, ni la morale, il ne donne pas le bon exemple pour que nous puissions l’imiter de façon puérile et servile. Il nous invite à voir comment Dieu agit avec nous : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. » Jésus nous présente un Dieu de vie. Il est venu nous donner cette vie, raviver notre foi et notre espérance, faire de nous des témoins authentiques de l’amour de Dieu, de la charité.
En cette année 2022, je repense à mon grand-oncle Louis Poutrain, prêtre originaire du Pas-de-Calais qui fut curé dans le Champsaur pendant de longues décennies. Il y a exactement quarante ans (en 1982, peu avant sa mort en février 1983), il publiait un livre intitulé La déportation au cœur d’une vie (1). Il y raconte sa vie, mais surtout son expérience de la déportation dans les camps nazis. En effet, il fut dénoncé comme résistant, et déporté. Sa force physique ainsi que sa foi, mais aussi les soins quasi maternels que lui offrit un jeune déporté non baptisé, lui ont permis de sortir vivant de l’enfer. Même si à aucun moment il n’évoque le lavement des pieds, plusieurs de ses souvenirs et réflexions m’aident à comprendre ce geste. C’est pourquoi je me permets de citer plusieurs passages de son livre.
L’abbé Poutrain raconte comment son bref passage par Auschwitz a transformé sa vision du sacerdoce, et l’a préparé à vivre la nouveauté de Vatican II : « J’étais contraint de chercher la nourriture de ma vie sacerdotale à un râtelier qui n’était plus le sacré. Jadis, je trouvais cette nourriture dans ma messe quotidienne, dans ma participation aux exercices communautaires, dans l’administration des sacrements, dans la parole surtout : catéchismes, homélies, exposés de la foi, bref à l’intérieur d’un cadre dont j’étais partie prenante. Tout cela a disparu. Où trouver un autre râtelier sur cette terre brûlée ? […] Je ne pouvais le trouver qu’en moi-même : je le cherchais désormais dans le culte de l’homme. Je me décidais donc à cultiver la beauté et la noblesse de tous mes gestes d’homme, quels qu’ils soient : par exemple, curer les égouts, les pieds enfoncés dans la boue […] Bref, donner à tous mes gestes, même ceux dont l’apparence n’avait rien d’humain, valeur d’un témoignage de ma foi en le destin de l’homme […] Tout le devenir de mon sacerdoce trouve son origine dans ces huit jours vécus près du four crématoire, entre le 5 et le 13 mai 1944. J’allais descendre de mon piédestal pour me mêler, tout heureux, à la foule des hommes. J’allais le faire sans calcul, sans idée préconçue, simplement par pure nécessité. J’allais apprendre une nouvelle façon de regarder l’homme, acquérir un regard de prêtre qui ne soit plus déformé par le prisme du sacral et appuyer ce regard sacerdotal fraternellement sur l’homme.(2) »
Au début de son livre, mon grand-oncle évoque le camp de Compiègne où il attendait son départ pour la déportation. Devant tout le monde il vit venir à lui un général français. Celui-ci s’agenouilla devant lui à deux genoux, comme pour lui baiser les pieds ; puis il prit ses deux mains et les serra en silence. Et ce geste suscite un flash-back : « Il me revint alors à la mémoire la scène à laquelle j’avais assisté, vingt ans plus tôt, à Paris, dans la chapelle des missions étrangères de la rue du Bac. C’était à l’occasion d’une célébration d’un départ en mission. Le cérémonial utilisé en la circonstance prévoyait un rite inspiré par la Sainte Écriture : Ah ! qu’ils sont beaux les pieds du messager qui va sur les collines porter la Bonne Nouvelle ! [Is 52,7] Avant que l’assemblée ne se disperse, l’envoyé en mission vint s’asseoir face à l’assistance. Les dignitaires, l’un après l’autre, s’agenouillèrent devant lui et firent le geste de lui baiser les pieds […] Huit jours plus tard […] près des fours crématoires, j’ai vu clairement que mon sacerdoce, sur des routes nouvelles, me chargeait d’une mission.(3) »
Mon grand-oncle avait mis le geste de Compiègne en lien avec un rite d’envoi en mission, fondé sur l’oracle d’Is 52,7. Or, cet oracle d’Isaïe nous ramène encore au geste de Jésus. Car, après avoir lavé les pieds de ses disciples, Jésus leur dit : « Amen, amen, je vous le dis, un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie » (Jn 13,16). Pour cette annonce du salut, Jésus a besoin d’êtres de chair et de sang, qui vont à pied en peinant sous le soleil. Laver leurs pieds, c’est honorer leur corps jusque dans ses plus humbles membres, sans lesquels il n’y aurait jamais eu de mission.
D’un geste banal d’esclaves et de subalternes, Jésus a fait aussi un acte prophétique : « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc 22,27). En annonçant sa mort prochaine, qui est déjà sa gloire et débouche sur le don de la vie, il livre le secret de sa Seigneurie. Il annonce comment Dieu ose s’approcher des hommes, et comment les hommes doivent servir Dieu en se servant les uns les autres dans l’amour. Alors, qui que nous soyons dans l’Église et dans la société, acceptons d’entrer dans le jeu de Dieu, puisque pour lui, servir c’est régner. Amen.

Notes :

(1) Louis Poutrain, La déportation au cœur d’une vie (Pourquoi je vis), Paris, Éd. du Cerf, 1982. Deuxième édition réalisée en 1993 par le Lycée professionnel Pierre-et-Louis-Poutrain (05260 Saint-Jean-Saint-Nicolas). (retour au texte)
(2) Ibid.p. 111…114. (retour au texte)
(3) Ibid.p. 15-16. (retour au texte)

Homélie 5e dimanche Carême (3 avril 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 3 avril 2022 (5e dimanche de Carême, C) – Abbaye de Boscodon
Is 43,16-21 ; Ph 3,8-14 ; Jn 8,1-11 (la femme adultère)

D’après la Loi de Moïse, donc, cette femme adultère devait être lapidée. Tuée à coup de pierres, déchiquetée, écrasée par les pierres que lui lanceraient tous les hommes présents. Une mort atroce, ignoble, où chacun apporte sa pierre − c’est le cas de le dire −, avec une conscience tranquille, car il obéit à la Loi, mais sans toucher directement la suppliciée, sans se souiller par le contact avec sa chair impure. Hélas, il y a encore des pays où on lapide les femmes adultères, où on coupe la main aux voleurs, où on crève les yeux aux voyeurs et autres impurs ; et tout cela au nom de Dieu ! En quoi, alors, cette page d’évangile peut-elle nous donner la vie ? Regardons-la de plus près.
Prise en flagrant délit, la femme est poussée au milieu par les scribes et les pharisiens. Quelle pauvresse ! Bien sûr, c’est une pécheresse : elle a commis un adultère. Mais, enfin, quand on songe au sort qui l’attend, il y a de quoi être effrayé et avoir pitié d’elle. Or, devant elle, que fait Jésus ? que dit-il ? Il commence par laisser traîner les choses. Il se met à tracer des traits sur le sol. De très nombreux commentateurs et prédicateurs ont cherché à deviner ce qu’il avait bien pu écrire, en une heure si tragique. Fausse piste, car cela n’intéresse pas l’évangéliste ; sinon, il nous l’aurait dit.
La seule chose que nous sachions, c’est que Jésus ne répond pas tout de suite. Or, les bons élèves ont toujours tendance à répondre sur-le-champ, sans délai. Ils ont la bonne réponse sur le bout de la langue, elle leur brûle les lèvres, il faut qu’ils la disent. De plus, nos sociétés de consommation et de jeux télévisés nous poussent à répondre très vite, tout de suite, afin de gagner ; sinon, un autre parle à votre place, et empoche la récompense. De la même façon, quand les journalistes vous assaillent, ils vous posent mille questions à la fois, tout en donnant déjà la réponse qu’ils veulent entendre.
Nous sommes dans un monde fou qui veut des réponses à tout et tout de suite. C’est peut-être pour cela que la foi chrétienne ne fait plus trop recette. Je suis bien persuadé que la foi au Christ est l’avenir de l’humanité ; mais il faut admettre que d’autres religions, des pratiques ésotériques ou magiques, attirent davantage nos contemporains pressés, qui veulent la réponse tout de suite. Or, notre Dieu est un Dieu patient. Infiniment patient. Il est la patience en personne. Comme un bon jardinier, il sait qu’on ne fait pas pousser plus vite les plantes en leur tirant dessus. Il prend son temps.
Devant la femme, Jésus prend son temps, il mûrit sa réponse. Puis, comme on insiste pour qu’il se prononce, il se redresse, et s’adresse à ceux qui l’avaient interpellé. Mais que leur dit-il ? Celui d’entre vous qui est sans péché, qu’il soit le premier à lui jeter une pierre ! Quelle audace, quelle insolence : oser nous comparer à cette femme, nous les gens bien ! Jésus se trompe de procès, aujourd’hui : il s’agit de cette femme, pas de nous. Nous, nous sommes là pour assister à sa mort, pour y participer même, selon le rituel décrit dans la sainte Écriture, donc voulu par Dieu.
Cependant, on dirait que l’impertinence de Jésus a fait mouche : en effet, les accusateurs de la femme vont se retirer discrètement, un à un, sur la pointe des pieds. En commençant par les plus vieux, parce que, en visualisant mentalement leur longue vie, ils voient qu’ils étaient eux aussi des pécheurs, des gens qui ont trafiqué la parole de Dieu, qui se sont arrangés avec elle pour pouvoir continuer leurs petites affaires un peu louches. Ainsi, ils s’esquivent, et du coup Jésus a réussi, non seulement à sauver cette femme, mais encore à les sauver eux-mêmes. Il va dire à la femme : Moi non plus, je ne te condamne pas ; va, et désormais ne pèche plus. Mais ce qu’il a dit à ses accusateurs n’était pas davantage une parole de condamnation. Il est venu pour guérir chacun, chacune de nous, de l’enfermement de son péché. Ce qu’il leur a dit, c’était une parole de vie, donnée pour éclairer leur vie à la lumière du pardon de Dieu. Comme s’il leur avait dit : Moi non plus je ne vous condamne pas. Retournez chez vous, retournez-vous, convertissez-vous, et cessez de pécher en accusant les autres et en jouant les petits saints.
Mais, dans cette page d’évangile, il manque un personnage : l’homme avec lequel la femme a commis l’adultère, car un adultère, cela se commet à deux. Où est-il ce cher monsieur ? Il a fui, tout bêtement.
Nous sommes tour à tour les différents personnages de cette histoire. Nous sommes la femme pécheresse prise au piège, et les accusateurs sûrs de leur bon droit et prêts à exécuter leur prochain au nom de Dieu ; nous sommes aussi cet homme adultère qui s’est enfui comme un lâche. Or, Jésus nous dit que Dieu ne désespère jamais de nous. Il veut nous guérir, nous relever, et nous donner sa vie. Rappelons-nous ses mots transmis par le prophète Ézéchiel (Ez 18,32 ; voir aussi 18,23 ; 33,11) : « Je ne prends plaisir à la mort de personne : convertissez-vous, et vous vivrez ! » Amen.

Homélie 1er dimanche Carême (6 mars 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 6 mars 2022, 1er dimanche de Carême, année C – Boscodon
Dt 26,4-10 ; Rm 10,8-13 ; Lc 4,1-13 (la tentation au désert)

Dans l’Israël ancien, offrir à Dieu les prémices de ses biens – comme le rapporte la première lecture (Dt 26,4-10) –, c’était reconnaître que l’on tient de lui la vie, et le remercier parce qu’il est intervenu dans le passé, pour libérer le peuple de la servitude. Pendant de longs siècles, cette coutume de présenter à Dieu les premiers fruits des travaux des champs existait fortement chez les chrétiens. Et aujourd’hui elle subsiste dans bien des régions du monde, nous rappelant que la terre appartient à Dieu, et qu’aux dons de sa grâce nous devons répondre par l’action de grâces (tel est le sens du mot eucharistie). La première lecture était tirée du Deutéronome, réécriture condensée des événements de l’Exode. C’est là qu’on trouve le cœur de la foi juive, le Shema Israël (Dt 6,4-5) : « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » Mais, en réalité, c’est toute la liturgie de la Parole de ce dimanche qui est marquée par le Deutéronome.
Ainsi, saint Paul commence par citer ce livre : Tout près de toi est la Parole, elle est dans ta bouche et dans ton cœur (Dt 30,14). Pour Paul, la bouche sert à proclamer la Parole qui sauve. Quant au cœur, selon la tradition biblique, il est surtout l’organe de la volonté, et gère notre relation avec Dieu comme avec nos frères et sœurs. Dans ce passage de sa lettre aux Romains, saint Paul parle de la bouche et du cœur, mais ce faisant il livre aussi un bel exemple de la manière dont notre intelligence peut aider notre foi. Lui, l’ancien pharisien fin connaisseur des Saintes Écritures, affirme que le message de la foi est près de nous, dans notre bouche et dans notre cœur, car « c’est avec le cœur que l’on croit pour devenir juste, c’est avec la bouche que l’on affirme sa foi pour parvenir au salut ». Il crée ainsi un lien entre notre intelligence, notre bouche et notre cœur.
Dans l’évangile, saint Luc donne trois exemples qui résument « toutes les formes possibles de tentations ». Après son jeûne, Jésus a faim, et le diable le tente : Tu es le fils du patron, tu peux donc tout faire, y compris changer cette pierre en pain ! Mais Jésus cite le Deutéronome : L’homme ne vit pas seulement de pain. La suite de cette phrase précise : …, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Dt 8,3, version grecque). Ensuite, le diable prétend donner à Jésus tous les royaumes de la terre, comme s’ils lui appartenaient. Mais c’est un mensonge : comme dit saint Jean, le diable ment comme il respire, car il est « menteur et père du mensonge » (Jn 8,44). Pour accepter cette offre, il faudrait se prosterner devant lui, ce que Jésus refuse, en s’appuyant à nouveau sur le Deutéronome : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, à lui seul tu rendras un culte (Dt 6,13 ; 10,20). Réserver le culte à Dieu, c’est l’aimer « de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force » (Dt 6,5). Et l’amour du Père habite le cœur de son Fils, de toute éternité. Enfin, du haut du Temple de Jérusalem le diable invite Jésus à se jeter en bas, et il joue au pieux en prétendant s’appuyer sur l’Écriture : Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder ; et Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre (Ps 91/90,11-12). Mais faire servir la Parole de Dieu à un tel projet, c’est la trahir. Aussi Jésus répond-il par une nouvelle citation du Deutéronome : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu (Dt 6,16).
À chaque messe, avant de proclamer ou d’écouter l’évangile, nous nous signons sur le front, la bouche et le cœur. En signant notre front nous affirmons que la Parole de Dieu doit être accueillie par notre intelligence, qui vient de Dieu. Mais si nous mettons cette intelligence au service du mensonge et du mal, alors elle devient proprement diabolique, et justifiera tout et n’importe quoi : de fait, notre monde actuel est rempli de fake news, de désinformation, de théories complotistes. En nous signant sur notre bouche, nous reconnaissons qu’elle ne sert pas qu’à nourrir notre corps, mais aussi à entrer en relation avec Dieu et nos frères, pour leur parler de Dieu. La Parole de Dieu nous nourrit, et nous sommes poussés à la proclamer par toute notre vie et nos propres mots. Enfin, en nous signant le cœur, nous disons notre amour de Dieu et notre désir de nous laisser convertir et guérir par sa Parole. Frères et sœurs, profitons de ce carême pour purifier notre intelligence, l’usage de notre bouche et celui de notre cœur, en nous mettant à la recherche du vrai Dieu, et non plus des idoles. Amen.

Homélie 7e dimanche (20 février 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 20 février 2022 (7e dim. du T.O. C), Abbaye de Boscodon
1 S 26, 2.7-9.12-13.22-23 ; 1 Co 15, 45-49 ; Lc 6, 27-38 (Aimez vos ennemis !)

Les évangélistes Matthieu et Luc rapportent tous deux cette parole de Jésus : « Aimez vos ennemis ! » Chez Matthieu, cette parole s’inscrit dans le Sermon sur la Montagne, au cours duquel Jésus évoque le verset biblique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Mais Jésus va plus loin que la Tora, puisque l’amour attendu d’un croyant doit même s’étendre à ses ennemis. Chez saint Luc, que nous venons d’entendre, les choses se présentent différemment. Depuis le début du ministère de Jésus, Luc le présente comme le prophète envoyé par Dieu pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres. Et, parmi ces pauvres il y a des païens, comme la veuve de Sarepta ou le général syrien Naaman ; et le rappel de ces épisodes avait choqué les auditeurs de Jésus, qui ont voulu se débarrasser de lui. Plus loin dans son évangile, saint Luc parlera d’un bon Samaritain, puis il évoquera le centurion de Capharnaüm, qui aime les Juifs et leur Dieu unique au point d’avoir subventionné la construction d’une synagogue. Quant au premier à entrer au Paradis à la suite de Jésus, ce sera pour saint Luc le Bon larron.
Étant probablement un païen attiré par le Dieu d’Israël, saint Luc aime à souligner la nécessité pour les croyants de s’ouvrir aux autres. Les vrais autres : ceux qui ne sont pas de notre famille, de notre village, de notre clan ou de notre tribu, de notre parti politique ou de notre religion ; les pauvres, les délaissés, les méprisés, mais aussi les étrangers. Notre premier réflexe humain, suivant l’instinct de survie, est de considérer ceux qui nous entourent comme des dangers potentiels pour notre sécurité, à l’exception bien sûr du cercle restreint des parents et de la fratrie. Il est intéressant de se rappeler que le terme xénophobie ne veut pas dire « détestation de l’étranger », mais « peur de l’étranger ». Ce qui est différent fait peur, déstabilise, met en question. Nous croyons que notre manière de voir le monde est la seule possible et la seule vraie, mais nous voici poussés à découvrir d’autres manières de donner sens à la vie sur terre. Si l’on accepte de l’apprivoiser et de se laisser apprivoiser par lui, l’autre peut nous ouvrir, élargir notre vision de l’humanité, nous enrichir. Tel est sans aucun doute le sens de l’injonction de Jésus : « Aimez vos ennemis ! » Nous serions stupides de la prendre comme un ordre tombé d’en haut, exigeant et difficile à mettre en pratique, mais auquel il faudrait répondre correctement dès le premier instant.
Notre vie se déroule comme un chemin. Un chemin vers du sens, du vrai, du beau, du bon. Un chemin vers Dieu, disons-nous en tant que chrétiens. Nous ne sommes pas déjà arrivés à son terme, mais chaque instant qu’il nous est donné de vivre peut devenir une heureuse occasion de découvrir du nouveau, grâce notamment à l’autre, au différent, à l’étranger.
Hier comme aujourd’hui, le monde humain est ravagé par l’instinct de violence et de domination, sans respect pour la différence des autres. Il suffit de penser au drame vécu par les Ukrainiens face aux Russes, par les Ouighours face aux Chinois, par les Rohingyas face aux Birmans. Mais, plus près de nous, et cela gonfle les discours politiques en période pré-électorale, il y a les migrants, et ceux déjà installés depuis longtemps qu’on appelle les immigrés. Il est facile et tentant de les accuser de tous les maux. Il est plus coûteux, mais plus bénéfique sur le long terme, de les découvrir comme des frères et sœurs en humanité, que Dieu nous demande d’accueillir et d’aimer comme il le fait. La première lecture nous a rappelé qu’au sein d’un même peuple il pouvait aussi y avoir de graves dissensions, des haines farouches, des désirs de mort. Le jeune page du roi Saül, le futur roi David, a épargné son adversaire, il lui a montré que Dieu est amour, patience et pardon.
Nous avons toute notre vie pour apprendre à aimer. Saint Paul nous l’a dit : « Comme Adam est fait d’argile, ainsi les hommes sont faits d’argile ; comme le Christ est du ciel, ainsi les hommes seront du ciel. » Nous sommes de pauvres êtres d’argile. Mais, de fragiles et faillibles nous sommes invités par le Seigneur, avec le secours de sa grâce, à devenir des êtres agiles et fiables ! Alors nous serons les dignes fils et filles du Dieu Très-Haut. Amen.

Homélie nuit de Noël (24 décembre 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la nuit de Noël, 24 décembre 2021, Boscodon
Is 9,1-6 ; Tt 2,11-14 ; Lc 2,1-14

Avouons-le, en matière de crèches, Boscodon pratique l’art minimal, avec sa crèche à trois personnages : Joseph, Marie et l’enfant Jésus sur les genoux de sa mère. Peut-être cela était-il dû à un désir de respecter la pure simplicité de ce vaisseau de pierre ? Mais nous pourrions mieux faire, dans les années à venir. Cette nuit, contentons-nous d’ajouter par la pensée, suivant le récit évangélique, les bergers et leurs moutons, ainsi que les anges dans le ciel qui entonnent le Gloria. Et ajoutons encore un bœuf et un âne, quoique ces animaux n’apparaissent pas dans l’évangile. Mais, avant d’en venir à ces invités de la dernière minute, ces bêtes de somme ouvrières de la onzième heure, regardons de plus près les premiers personnages.
Saint Joseph est un peu en retrait. Non pas parce qu’il douterait de sa fiancée, ni parce qu’il serait embarrassé de devoir s’occuper de l’enfant d’un autre. Mais par discrétion, car justement cet enfant n’est pas de lui : il ne faudrait pas que, sur la photo de famille, on le prenne pour le papa (comme sur une certaine icône de la Sainte Famille, qui choque les chrétiens orientaux, car elle semble mettre sur le même plan Marie et Joseph entourant l’enfant Jésus). Si Joseph se met en retrait, c’est aussi par vertu d’espérance. Pour mieux porter la scène dans sa prière, en se disant en lui-même (cf. Lc 1,66) : « Que sera donc cet enfant ? »
Sainte Marie, elle, est au premier plan, ou presque. Non pas parce qu’elle voudrait prendre la première place : cela lui ressemble si peu ! Mais parce qu’elle est la mère, parce que c’est de sa chair, de son ventre, que cet enfant vient de sortir. Il est si petit, il a bien besoin de sa mère, de sa chaleur, de sa tendresse, de son lait. Il ne peut vivre sans elle. Marie est là, sur le devant de la scène, comme pour veiller au grain. Et du grain, il y en a bien dans une mangeoire ! Et ce soir c’est même du très bon, puisque c’est de lui qu’on fera le pain de l’eucharistie ! En effet, le nom Bethléem semble signifier la « Maison du pain » ; de plus, l’évangéliste saint Luc est le seul auteur du Nouveau Testament à mentionner la crèche ou mangeoire (Lc 2,7.12.16 ; cf. 13,15), comme pour nous rappeler que Jésus va se donner en nourriture pour notre salut. Ce soir, Marie veille sur son enfant, non pour le garder jalousement pour elle, mais pour mieux le donner à tous.
Les bergers aussi sont là, éberlués d’avoir été réveillés en fanfare par la troupe angélique. Mais, sans rechigner, ils se sont mis en route avec leurs bêtes, et ils sont arrivés devant l’enfant Jésus. Regardez-les bien, ces bergers. Dans l’Israël ancien ils étaient quelque peu méprisés, car leur métier les éloignait des obligations de la Tora ; et cependant, Dieu en a choisi plus d’un pour leur confier une mission d’importance, pour qu’ils le représentent, lui le seul vrai Berger de son peuple. Regardez-les de près : ils sont tous là, les bergers d’Israël, ceux de la longue histoire du peuple de Dieu. Le plus vieux, c’est Abraham, venu avec son fils Isaac, sans oublier leur petit (et leur gros) bétail (cf. Gn 13,2 ; 21,1-3). Puis vient Moïse, qui faisait paître le petit bétail de son beau-père Jéthro au pied de l’Horeb, devant le Buisson ardent (Ex 3,1-2). Enfin, il y a aussi David, si petit qu’on le tenait à l’écart ; son propre père ne pouvait imaginer que le Seigneur le choisirait ; aussi, pendant que ses frères aînés étaient présentés au prophète Samuel, lui était dans les champs, à faire paître le troupeau de la famille (1 S 16,11). Les voilà tous invités à la naissance du Fils de Dieu.
Mais la crèche inventée par saint François d’Assise comprend aussi l’âne et le bœuf. Pourquoi cela ? Dès le vie ou viie siècle, un récit apocryphe décrivait cette scène : « Deux jours après la naissance du Seigneur, Marie quitta la grotte, entra dans une étable et déposa l’enfant dans une crèche, et le bœuf et l’âne, fléchissant les genoux, adorèrent celui-ci » (Évangile du Pseudo-Matthieu, 14). L’auteur de ce récit explique comment il brode sur la sobriété de saint Luc : « Alors furent accomplies les paroles du prophète Isaïe (Is 1,3) disant : ‟Le bœuf a connu son propriétaire, et l’âne la crèche de son maître.” Alors furent accomplies les paroles du prophète Habacuc (Ha 3,2 grec) disant : ‟Tu te manifesteras au milieu de deux animaux.” » Et si vous restez encore sceptiques, parce que saint Luc n’a pas introduit ces animaux dans la crèche de Jésus, notez qu’il parle une autre fois de crèche, et justement en lien avec un âne et un bœuf (Lc 13,15 ; 14,5) : « Chacun de vous, le sabbat, ne délie-t-il pas de la crèche son bœuf ou son âne pour le mener boire ? […] Lequel d’entre vous, si son âne ou son bœuf vient à tomber dans un puits, ne l’en tirera aussitôt, le jour du sabbat ? » La présence à la crèche de l’âne et du bœuf renforce le réalisme de l’incarnation. Car toute la création, visible et invisible, est concernée par la naissance du Fils de Dieu.
Et lui, il dort profondément, comme seul un nouveau-né sait dormir. Il dort paisiblement dans son berceau de paille fraîche. Tel que l’a représenté le peintre Georges de La Tour : dormant profondément, tout habité par la lumière. Devenu adulte, Jésus dormira avec la même confiance pendant la tempête sur le lac, la tête bien calée sur le coussin (Mc 4,38). Et, le samedi saint, il s’endormira dans la paix, sûr de son Dieu (Ps 3,6 ; 4,9), qui comble son bien-aimé qui dort (Ps127[126],2). Alors, chers amis, ne faisons pas de bruit, pour ne pas réveiller l’enfant qui dort. Mais inclinons-nous devant lui avec foi et amour, et adorons-le ! Amen.