Homélie 3e dimanche Avent (12 décembre 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 3e dimanche d’Avent (12 décembre 2021) – Boscodon
So 3,14-18 ; Ph 4,4-7 ; Luc 3,10-18 (Gaudete ! Réjouissez-vous !)

La liturgie de ce dimanche d’avent nous adresse un double message : le prophète Sophonie et l’apôtre Paul nous invitent de façon pressante à la joie, et dans l’évangile Jean-Baptiste nous donne des recommandations pour nous aider à préparer le chemin du Seigneur.
Ces deux thèmes ne semblent pas avoir grand-chose en commun, et semblent même inconciliables. En effet, comment pourrait-on se laisser aller à la joie, si on doit faire effort pour améliorer sa route ? L’Écriture ferait-elle l’éloge de l’effort qui coûte ? D’une certaine façon, oui. Certes, la grâce du salut est totalement gratuite, c’est un don de Dieu, ce Dieu Vivant qui nous sauve entièrement. Mais, ce don gracieux, nous avons à l’accueillir. Et le simple fait de l’accueillir en profondeur dans notre vie est une attitude qui coûte, car elle exige de nous une vraie conversion. Elle peut même nous valoir une mort brutale et violente. Ainsi, pour le théologien protestant Dietrich Bonhoeffer, pendu par les nazis au camp de Flossenbürg – un camp que j’ai visité il y a quelques années, car mon grand-oncle curé dans le Champsaur y est passé lui aussi –, la grâce que Dieu nous offre est bien une « grâce qui coûte ». Notez toute la force de cette formule sous la plume d’un protestant, des gens dont on dit facilement qu’ils insistent tellement sur le don gratuit de la grâce divine qu’elle ne peut rien coûter à l’être humain qui la reçoit. Elle est totalement gratuite, imprévisible et presque arbitraire : pourquoi lui, et pourquoi pas moi ? Mais c’est bien là une caricature de la position protestante.
En ce temps d’avent, l’insistance de la liturgie sur l’aspect pénible de la conversion peut aussi nous paraître déplacée, car elle correspond plutôt au carême, où l’Église nous invite à prendre au sérieux le salut proposé en Jésus Christ, salut qui passe par la croix, et donc par un chemin de souffrance.
De fait, l’avent – et tout spécialement ce 3e dimanche appelé en latin Gaudete, « Réjouissez-vous ! » – nous invite avant tout à la joie. Le message de Sophonie et de Paul doit l’emporter : Pousse des cris de joie, éclate en ovations, réjouis-toi, tressaille d’allégresse ! Le Seigneur est en toi, ne crains pas ! Soyez toujours dans la joie du Seigneur, soyez dans la joie ! Le prophète et l’apôtre accumulent les termes et les expressions pour nous inciter à la joie. D’où vient cette joie à laquelle nous sommes appelés, qui nous est réservée ? De Dieu lui-même. C’est pourquoi le prophète a l’audace d’ajouter encore : Le Seigneur ton Dieu est en toi, il t’apporte le salut, il aura en toi sa joie et son allégresse, il dansera pour toi avec des cris de joie, comme aux jours de fête.
Le Dieu que les gens imaginent spontanément est bien souvent ennuyeux, ennuyant. Un véritable empêcheur de rire et de danser en rond ! Dans son fameux roman Le nom de la Rose, Umberto Eco montre une abbaye bénédictine médiévale secouée par beaucoup de drames. [Jean-Jacques Annaud en a fait un film à grand succès, et il a choisi comme décor l’abbaye Sacra Michele, un monastère perché dans la montagne entre Briançon et Turin, une sorte de Mont-Saint-Michel des Alpes, qui fut pendant un bon moment l’abbaye-mère de la communauté de Boscodon, après l’extinction de l’ordre de Chalais.] À la base des événements terribles et des morts tragiques ayant agité ce monastère, il y avait la conviction d’un vieux moine, Jorge, un pseudo-sage pour qui le rire est d’origine diabolique. Et la preuve qu’il en est ainsi, dit-il, c’est que le Seigneur dans les évangiles n’a jamais ri. Mais, si notre brave moine avait mieux lu l’Écriture, les prophètes, saint Paul et les évangiles, il aurait vu que la Révélation chrétienne est traversée par un grand cri de joie, et que Sophonie va même jusqu’à faire danser de joie notre Dieu ! Comme quoi un saint triste est un triste saint !
Croyons-le, la vraie joie, profonde, inébranlable malgré les difficultés de la vie, cette joie est le propre du Dieu des chrétiens, et devrait être notre caractéristique. Le pape François nous l’a rappelé par son encyclique La joie de l’Évangile ! Si donc nous nous laissons envahir par la joie de Dieu qui se réjouit de nous sauver, de nous donner la vie en nous donnant son Fils, alors nous pourrons vivre en bonne intelligence avec les autres, dans la justice et la paix, comme saint Jean-Baptiste et saint Paul nous y ont invité. Alors, les moindres événements de notre vie quotidienne prendront une autre allure, car ils seront habités de l’intérieur par la joie. Demandons les uns pour les autres ce beau cadeau de Noël que Dieu veut nous faire : le don de la joie ! Amen. 

Homélie Immaculée Conception (8 décembre 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 8 décembre 2021 – Solennité de l’Immaculée Conception – Monastère des Clarisses, 42600 Montbrison

Marie, « plus jeune que le péché », disait Bernanos. Marie, « la Toute-Sainte » ou « Toute-Pure », disent les Orientaux. Marie, « l’Immaculada Counceptiou », avait répété, sans en rien comprendre, la petite Bernadette qui rentrait de Massabielle. C’était en 1858. Quatre ans plus tôt, en 1854, le pape Pie IX avait promulgué le dogme de l’Immaculée Conception, mais la petite Soubirous n’en avait rien su. Quant au peuple chrétien, il n’avait pas attendu le XIXe siècle pour exprimer ce mystère de la sainteté de Marie. Depuis longtemps, certes avec des accents sensiblement différents, les chrétiens d’Orient et d’Occident savaient que Marie avait bénéficié d’une grâce particulière.
Mais quelle grâce ? L’oraison qui ouvrait cette messe reprenait les mots de Pie IX : « Tu as préservé (la Vierge Marie) de tout péché par une grâce venant déjà de la mort de ton Fils… » Une grâce venant d’un événement postérieur, mais reçue à l’avance. Un tel argument théologique est à accueillir dans la foi. Mais devons-nous en conclure que Marie aurait échappé au sort de toute l’humanité ? Si c’est bien vrai, peut-on encore la considérer comme l’une des nôtres ? Dans un excès de piété, l’Église ne l’aurait-elle pas arrachée à notre pauvre humanité, marquée, blessée par le péché des origines ? Pouvons-nous vraiment accepter que Marie bénéficie d’une exception qui contredit notre expérience quotidienne de la fragilité de la condition humaine ?
Que notre raison ait du mal à comprendre le mystère de l’Immaculée Conception, c’est normal. Il en va de même pour la conception virginale du Christ, que l’évangile de l’Annonciation vient de nous rappeler. Deux événements très différents, et malheureusement souvent confondus par les ignorants, mais deux événements de salut qui tous deux s’adressent à la foi. Ce sont des signes, mais non des signes éclatants qui s’imposeraient à la vue de tous. Car les signes que Dieu nous envoie, il les réserve à ceux qui lui font confiance. Contrairement à ce que l’on croit parfois, les signes n’ont pas pour première vocation de faire naître la foi ; ils sont plutôt à recevoir dans la foi, mais ils la font mûrir. Pour comprendre le mystère de l’Immaculée Conception, il nous faut donc revenir aux sources : relire le dogme défini par Pie IX, et surtout revenir à l’Écriture.
La foi de l’Église nous dit que la mort du Christ est la source de salut pour le monde entier, spécialement pour l’humanité marquée par le péché, mais aussi pour l’ensemble de la création que le péché de l’homme a entraînée dans son sillage et a durablement blessée. Car, comme disaient les habitants de Sychar à la Samaritaine qui avait rencontré Jésus au bord du Puits de Jacob : le Christ est « le Sauveur du monde » (Jn 4,42). Afin de garantir cette unique source de salut, l’Église nous dit donc que Marie a été « préservée intacte de toute souillure du péché originel » par une grâce spéciale venue par avance de la croix de Jésus (Pie IX).
Mais ce privilège ne rend pas Marie moins humaine, car l’humanité telle que Dieu l’avait créée à l’origine était à son image et ressemblance, et donc vierge de tout péché. Celui-ci est venu par la suite. Dieu avait laissé l’humanité libre d’accueillir sa parole, ou de refuser son projet de vie. Car l’amour ne saurait s’imposer. Or, nos premiers parents ont écouté la voix du Serpent plutôt que celle de Dieu. On sait à quoi cela a abouti : Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils connurent qu’ils étaient nus. Nus, car désormais coupés de Dieu. Pour reprendre son œuvre de vie, Dieu décide alors d’envoyer son Fils, et en sa mère il lui prépare une demeure immaculée. Mais le privilège de Marie n’en est un que parce que nos ancêtres ont désobéi à Dieu ! À l’origine, eux aussi avaient été créés sans le moindre péché. Le privilège de Marie ne la met donc pas à part de notre humanité ; il la met exactement dans les conditions qu’avait notre humanité à l’origine !
Avec Marie, la création est ainsi renouvelée, remise à neuf, et l’histoire du salut reprend son cours. Comme dit la lettre aux Éphésiens, Dieu nous a choisis, dans le Christ, avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints, immaculés devant lui, dans l’amour. « Immaculés » : c’est bien notre vocation à tous ! Pour Marie, cela a eu lieu par avance, mais pour nous cela reste toujours le projet, le désir profond de Dieu : accepterons-nous de nous laisser façonner, guérir, purifier par lui ? Il trouvera toujours le moyen de nous ramener à lui, si nous le laissons faire. Alors, avec Marie, rendons grâce pour la venue dans notre chair du Verbe éternel, devenu notre frère et notre Sauveur. Amen.

Homélie 2e dimanche Avent (5 décembre 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 2e dimanche d’Avent (année C) – Clarisses de Montbrison
Ba 5,19 ; Ph 1,4-6.8-11 ; Lc 3,1-6

Aujourd’hui, saint Luc nous présente Jean-Baptiste d’une façon très personnelle, et cela pour au moins trois raisons. Tout d’abord, il commence son évangile en établissant un parallèle entre la naissance et l’enfance du Baptiste et celles de Jésus. Lorsque ses lecteurs lisent son chapitre 3, comme nous ce matin, Jean-Baptiste n’est donc pas pour eux un inconnu. La deuxième originalité de Luc est de dresser le cadre humain, politique et religieux, dans lequel la mission de Jean-Baptiste va s’insérer : il mentionne l’empereur de Rome et ses représentants en Palestine, les responsables religieux du peuple juif et la famille des grands prêtres. Enfin, dans notre passage d’évangile, saint Luc présente Jean-Baptiste au moyen d’une longue citation du prophète Isaïe. Et Luc va plus loin que les autres évangiles, car lui seul transmet ces mots d’Isaïe : Et tout être vivant verra le salut de Dieu.
L’an quinze du règne de l’empereur Tibère, Ponce Pilate étant gouverneur de la Judée […], la parole de Dieu fut adressée dans le désert à Jean, le fils de Zacharie. Une inscription, gravée sur une pierre à Césarée Maritime, prouve que le vrai titre de Ponce Pilate était « préfet de Judée ». Or, ce fonctionnaire de l’empire romain, détesté pour sa cruauté, a reçu dans la tradition chrétienne un honneur peu banal. En effet, en dehors de Jésus et de sa mère Marie, il est le seul être humain qui soit mentionné dans le Credo de toutes les Églises : « Crucifié sous Ponce Pilate, il [= Jésus] souffrit sa passion… » Cette mention de Pilate dans le Credo nous rappelle que la vie de Jésus n’est pas une fiction, mais une réalité. De la même façon, saint Luc le mentionne aujourd’hui après l’empereur romain et Hérode le tétrarque de Galilée, qu’il nommera encore dans son récit de la passion (voir Lc 23,6-12). Ainsi, toute la vie publique de Jésus, du ministère de Jean-Baptiste jusqu’à sa mort, est présentée comme un événement historique.
Luc situe Jean-Baptiste dans le sillage des prophètes d’Israël. Plusieurs de ces prophètes sont en effet introduits par une précision du même genre sur les rois de leur époque. Dans la Bible, pour s’adresser à tous les hommes Dieu s’adresse d’abord à un peuple particulier. Isaïe avait annoncé à Israël que Dieu serait son salut, et pour cela il avait employé l’image très concrète d’une route à préparer. Plus tard, le prophète Baruch reprendra cette image (notre première lecture). L’évangéliste redit à son tour les mêmes mots, mais à propos de Jean-Baptiste : Préparez le chemin du Seigneur, aplanissez sa route.
Préparez le chemin du Seigneur : le temps de l’Avent est un temps de préparation, car le Seigneur veut encore venir à vous, chez nous, en nous. Il nous faut donc nous préparer à le recevoir. Et la liturgie précise que cela doit se faire dans la joie. Dès le début de l’Avent, nous sommes appelés à la joie. Cela n’est pas banal. Trop souvent on présente la venue de Dieu comme celle d’un juge suprême sévère qui vient condamner. Or, c’est tout le contraire que nous dit l’évangile, et que nous fait vivre la liturgie : dès aujourd’hui nous sommes appelés à la joie ! Et cette joie, saint Luc nous en donne le motif, en citant plus longuement que les autres le prophète Isaïe. Lui seul, en effet, cite ce verset : Et tout être vivant verra le salut de Dieu.
Tout être vivant : le salut que Dieu prépare n’est pas pour quelques-uns, pour un seul peuple ou pour des justes, il est pour tous ! Il est même destiné à l’ensemble de la création, et pas seulement à notre humanité. Mais c’est bien à nous, les êtres humains créés à son image, que Dieu prépare une place de choix dans son Royaume. Il veut faire de nous une grande famille de frères et de sœurs qui vivent en pleine communion avec lui, dans l’amour et la tendresse, dans la joie et la paix. Il est urgent d’espérer, de croire en la bonté de Dieu, en son dessein de salut pour tous !
Une des belles manières d’avancer dans la foi est de prier les uns pour les autres. Nous sommes solidaires les uns des autres, nous ne pouvons pas avancer sur la route du Seigneur sans les autres. Comme saint Paul, qui s’adressait aux chrétiens de Philippes avec une grande tendresse, portons-nous donc les uns les autres dans la prière, portons spécialement celles et ceux qui n’ont pas ou plus d’espérance. Le Seigneur vient, le salut est proche, soyons dans la joie. Amen !

Homélie 32e dimanche (7 novembre 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 7 novembre 2021 (32e dim. du T.O., année B) – Boscodon
1 R 17,10-16 ; He 9,24-28 ; Mc 12,38-44 : scribes et veuves

Dimanche dernier, nous avons entendu un dialogue entre un scribe et Jésus à propos du plus grand des commandements. Dans l’ancien Israël, le scribe est non seulement capable de lire et d’écrire, mais aussi bon connaisseur des textes sacrés. Ce qui était frappant dimanche dernier, c’était qu’une rencontre entre Jésus et un scribe se soit passée sans le moindre affrontement. Jésus n’est certes pas un polémiste, mais il n’hésite pas quand il le faut à mettre les points sur les « i ». Or, avec ce scribe, ce n’était pas nécessaire. Jésus a même eu pour lui des mots louangeurs, qui ont réduit au silence les auditeurs : « Tu n’es pas loin du Royaume de Dieu ! »
Mais aujourd’hui les scribes présentent un tout autre visage, et Jésus nous avertit : « Méfiez-vous des scribes ! » Ne croyons pas qu’il les mette tous dans le même sac, car il est dangereux de procéder par généralisation. Non, mais ce matin il vise une catégorie précise de scribes : ceux « qui tiennent à se promener en vêtements d’apparat et qui aiment les salutations […], les sièges d’honneur […] et les places d’honneur […] ». Autrement dit, les arrivistes et carriéristes, qui aiment et recherchent les honneurs ; qui visent leur promotion, leur bien-être, leur petite gloriole, et qui n’ont souci ni de la gloire de Dieu, ni du service des autres. La preuve en est faite par Jésus, qui ajoute : « Ils dévorent les biens des veuves et, pour l’apparence, ils font de longues prières. » Tout en trahissant la Loi de Moïse, qui oblige à secourir les veuves, ils jouent aux pieux et se donnent en spectacle. En écho au Rapport Sauvé concernant les abus sexuels commis sur mineurs par des clercs, il est tentant, et légitime, de transposer cette dénonciation de Jésus. Parmi les clercs qui font honte à notre Église, n’y en a-t-il pas qui se sont donnés en spectacle en célébrant avec beaucoup de piété la sainte messe et d’autres sacrements ? Pour eux, la parole sévère de Jésus à l’intention des mauvais scribes demeure valable : « Ils seront d’autant plus sévèrement jugés. » Car, selon la loi de l’évangile, plus on a reçu, plus on doit rendre des comptes.
Mais Jésus ne cherche pas à condamner qui que ce soit, pas même le plus grand des pécheurs. Il est venu de la part de Dieu, pour rappeler à tous que notre Père veut pour nous la vie, et donc d’abord la guérison, la sanctification, le pardon des péchés. Aucun être humain ne peut empêcher la miséricorde de Dieu d’aller jusqu’au bout, de pardonner ses péchés à une personne qui les reconnaîtrait sincèrement et en éprouverait le regret. Mais cela, c’est l’affaire de Dieu. Nous autres, nous devons apprendre petit à petit à mieux vivre en société, à avoir davantage le souci et le soin des autres, en particulier des plus fragiles. Les occasions de le faire ne manquent pas.
En fait, la seule pratique religieuse qui compte pour Jésus, c’est celle du double commandement rappelé dimanche dernier : se donner totalement par amour à ce Dieu qui nous aime totalement, qui en donnant son Fils nous a donné son TOUT. Dans l’évangile de ce jour, alors que les riches donnent des fortunes sans se ruiner, car « ils ont pris sur leur superflu », la veuve dépose deux piécettes : vraiment, pas grand-chose. Mais avec ce « trois fois rien » elle a donné TOUT ce qu’elle avait pour vivre. Saint Marc emploie ici l’adjectif grec holos (TOUT) qui, dans l’évangile de dimanche dernier, servait à exprimer comment aimer Dieu : l’aimer de TOUT son cœur, de TOUTE son âme, de TOUT son esprit et de TOUTE sa force. De même que la veuve de Sarepta avait nourri Élie avant de s’occuper d’elle et de son fils, celle de l’évangile jette ses piécettes dans le tronc du Temple en s’en remettant à la Providence pour le reste de sa vie. Selon la loi paradoxale de l’évangile, elle joue à QUI PERD GAGNE ! Mais, cela, elle ignore qu’elle le fait face à des gens malintentionnés, ces scribes qui « dévorent les biens des veuves » ! Se pourrait-il alors que l’argent mis dans les troncs du Trésor soit détourné par les scribes responsables du Trésor, qui fonctionnait un peu comme une banque de dépôt ? Les piécettes de la veuve ne vont-ils pas alors finir dans la poche de clercs criminels ? Certains commentateurs estiment cela vraisemblable. Dans ce cas, Jésus ne donnerait pas cette veuve en exemple, mais la plaindrait plutôt car elle va être grugée par des malfrats qui agissent au nom de Dieu et de la religion. La leçon porte fort en notre temps.
Quoi qu’il en soit de la pertinence de cette lecture inhabituelle, acceptons l’invitation de Jésus à prendre le chemin risqué du DON TOTAL de nous-mêmes, pour l’amour de Dieu. C’est celui que Jésus lui-même a emprunté, nous disait la lettre aux Hébreux : Le Christ s’est offert une seule fois pour enlever les péchés… (He 9,28). Amen.

Homélie 28e dimanche (10 octobre 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 10 octobre 2021− 28e du T.O. (B) – Abbaye de Boscodon
Sg 7,7-11 ; He 4,12-13 ; Mc 10,17-30 – Après la publication du rapport de la CIASE

« Bon Maître, que dois-je faire pour avoir la vie éternelle en héritage ? » La question posée par le riche de cet évangile est une question de croyant. En effet, pour vouloir avoir la vie éternelle en héritage, il faut croire qu’il y a une vie éternelle, et que cette vie éternelle est offerte, proposée par un Dieu plein de bonté aux êtres humains qu’il a créés à son image. Justement, pour leur faire partager sa vie divine. Aujourd’hui, cet évangile résonne peu après la publication du rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE). Nous ne pouvons pas nous boucher les oreilles ni nous fermer les yeux : les faits sont là, étalés sous les yeux de tous les hommes, croyants ou non, de notre pays et du monde entier. Ce rapport a causé une immense souffrance et honte dans le cœur du pape François, et de bien des pasteurs dans l’Église.
Certes, ce problème déborde largement au-delà du monde clérical. Mais il fait particulièrement mal dans le cas des prêtres, parce que leur personnage est investi d’un pouvoir sacré et attire le respect moral. Or, il ne faut pas oublier qu’avant d’être des prêtres ce sont des êtres humains. Comme tous leurs congénères ils sont fragiles et faillibles, capables du meilleur mais aussi du pire. Ce matin, je voudrais relire avec vous les Écritures qui nous ont été proposées ; pour voir en quoi elles rejoignent l’actualité ; en quoi elles peuvent nous indiquer une manière de conversion juste et sincère.
« J’ai prié, et le discernement m’a été donné. J’ai supplié, et l’esprit de la Sagesse est venu en moi », avons-nous entendu dans le livre de la Sagesse. Dans la grave crise que traverse notre Église, c’est peu de dire qu’on a manqué de sagesse et de discernement. Et ce n’est pas « l’argent [qui a été] regardé comme de la boue », mais des êtres humains : des enfants et des adolescents, marqués à vie par ce qu’on leur a fait subir. Ils peuvent reprendre le psaume qui a été chanté tout à l’heure, mais s’ils n’en ont pas la force faisons-le en leur nom : « Reviens, Seigneur, pourquoi tarder ? […] Rends-nous en joies tes jours de châtiment et les années où nous connaissions le malheur. » Sauf que leur châtiment venait des hommes, et plus précisément d’hommes censés agir au nom de Dieu, censés conduire à Dieu, censés donner Dieu par toute leur vie. De là à imaginer que l’institution ecclésiale est une machine à broyer de l’humain et à assouvir les pulsions de ses serviteurs, il n’y a qu’un pas que certains ont déjà franchi. Vous ne vous étonnerez pas que je ne les suive pas. Si nous devons nous taire, faire silence, demander humblement pardon et apprendre l’humilité, nous ne pouvons pas pour autant renoncer à notre raison d’être : annoncer la Bonne Nouvelle de Jésus ressuscité.
La lettre aux Hébreux attire plus particulièrement notre attention sur le mystère de la Parole de Dieu : elle est pleine de sagesse et de vie, et c’est à son aune que nous serons jugés. Tous les fauteurs de crime ne sortiront pas indemnes de leurs actes condamnables : si Dieu est prêt à pardonner à qui le lui demande humblement, il exige auparavant que l’on reconnaisse en vérité ses torts. La Parole de Dieu traverse nos vies comme une épée acérée à double tranchant : elle nous oblige à faire la vérité. Sur nous et sur les autres. Au nom de notre lien avec Dieu.
Quant à l’évangile de l’homme riche empêtré dans ses richesses, et cependant aimé de Jésus, il peut évoquer ces pervers incapables de renoncer à leurs pulsions, à leur emprise sur les plus fragiles. Jésus nous met en garde contre notre pire ennemi, l’argent. Mais celui-ci agit parfois sous le couvert d’autres appétits – jouissance effrénée, domination sur les plus faibles –, qui confèrent à ceux qui les pratiquent un sentiment de toute-puissance. Or, Dieu seul est le Tout-Puissant, et sa toute-puissance se manifeste au mieux lorsqu’il se montre patient et miséricordieux. Le Seigneur des Armées, comme dit la Bible (c’est le sens du mot Sabaot) est en réalité un Seigneur pleinement désarmé : sa meilleure icône est le Christ en croix du vendredi saint. C’est là que Dieu dit au mieux son amour de notre humanité, un amour qui va jusqu’au bout.
Frères et sœurs, ne rêvons pas : notre humanité reste marquée par le péché. Les guerres mondiales et les génocides du XXe siècle n’ont pas été, hélas, les dernières horreurs commises par des hommes. Nous ne pouvons donc pas écarter le risque de retomber dans les ornières boueuses dénoncées par le rapport. Mais notre espérance est en Dieu, qui peut convertir les cœurs, et nous prépare « un ciel nouveau et une terre nouvelle où résidera la justice » (2 P 3,13). Amen.

Homélie 25e dimanche (19 septembre 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 19 septembre 2021 (25e dim. du T.O. B) – Abbaye de Boscodon
Sg 2,12.17-20 ; Jc 3,16 – 4,3 ; Mc 9,30-37

Décidément, saint Marc ne nous cache rien de la difficulté qu’ont eue les premiers disciples à entendre les propos de leur Maître. Rappelez-vous dimanche dernier : juste après l’avoir confessé comme Messie, Pierre s’était insurgé contre la vision très sombre que Jésus avait de son destin. C’est que le « chemin de croix » qu’empruntera Jésus ne pouvait pas être entendu par ses contemporains. C’était trop neuf. Jamais on n’aurait pu l’imaginer. Un Messie crucifié, dit saint Paul, cela n’a aucun sens : pour les Juifs c’est un scandale absolu, et pour les Grecs une pure folie, une stupidité (cf. 1 Co 1,23). Une des premières représentations de la croix, un graffito des environs de l’an 200 trouvé au forum romain (Rome), représente un crucifié à tête d’âne ; et la légende qui l’accompagne dit : « Alexamène adore son dieu ! » Pour certains athées pur jus de notre temps, nous sommes vraiment des imbéciles ; imbéciles heureux peut-être, mais imbéciles tout de même !
Dès les années 50 de notre ère, saint Paul en avait conscience, puisqu’il affirmait, à propos de la résurrection du Christ, conséquence logique et nécessaire de sa mort sur la croix : « Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre parmi les hommes » (1 Co 15,19). Autrement dit : notre attachement à la personne de Jésus n’a de sens que s’il est ressuscité ! Mais cela implique qu’il est réellement mort, puis a été mystérieusement réveillé d’entre les morts par son Père, pour devenir, comme saint Paul le dit ailleurs, le « premier-né d’une multitude de frères (et de sœurs) » (Rm 8,29).
Revenons à Pierre et à ses compagnons, auxquels Jésus annonçait la semaine dernière, pour la première fois, la passion et la mort qui l’attendaient. Sur le tableau peu reluisant de nos premiers frères, saint Marc remet une couche aujourd’hui, avec une deuxième annonce de la passion. Cette fois-ci, elle ne sera pas suivie par la réaction d’un seul disciple qui n’a rien compris au film, mais par celle de tous ceux de la première heure. Et là, il ne s’agit pas pour eux de refuser la vision souffrante qu’a Jésus de sa vocation messianique, mais tout simplement de l’ignorer, de faire comme si leur Maître ne leur en avait pas parlé. De se taire. Par peur, dit l’évangéliste. Mais la suite du texte montre que la peur n’est pas le seul moteur de ce silence gêné. En réalité, les disciples entendent continuer leurs discussions de salon sur la hiérarchie entre eux : qui parmi les douze est le plus grand, le meilleur, le plus fort ? Notre société égocentriste ne reprend-elle pas à son compte cette manière de penser ? C’est dire à quel point les premiers témoins de la foi sont de pauvres êtres humains comme les autres. Être chrétien ne nous désolidarise pas du reste de l’humanité, ne fait pas de nous une race à part. Nous ne sommes pas meilleurs que les autres, nous pouvons même être pires à l’occasion : pensons aux affaires dévoilées ces dernières années concernant les abus en tout genre de la part de clercs ; nous sommes capables de ne penser qu’à nous-mêmes, ou d’abord à nous-mêmes.
Mais en face de nous se tient Jésus. Lui dont saint Paul dira qu’il n’a pas considéré que sa condition divine était un passe-droit lui permettant de planer au-dessus du reste de l’humanité. Au contraire, il s’est humilié jusqu’à prendre la dernière place, celle du serviteur, de l’esclave même, et de l’esclave condamné à la plus infâme des morts, la mort sur une croix (cf. Ph 2,6-8). Et pourtant, Jésus ne nous donne pas une leçon de dolorisme, il n’érige pas la souffrance en valeur supérieure. Mais il annonce qu’il n’esquivera pas la mort : il va l’affronter, la traverser, pour la désamorcer. Certes, notre humanité continue à souffrir ; des innocents continuent à payer du prix de leur vie les ambitions démesurées des plus forts, car la loi du plus fort mène la barque de ce monde. Notre monde, si fier de ses prouesses technologiques et de sa maîtrise de l’univers, n’est pas meilleur que celui du temps de Jésus : c’est la même pâte humaine qui nous constitue, avec nos grandes richesses et compétences, et avec nos côtés pitoyables, parfois sordides.
Jésus, lui, nous annonce le chemin qui mène à la vie : imitation des plus petits, des moins que rien, à savoir les enfants ; puis passage par l’épreuve, l’épreuve du rejet, l’épreuve de la mort. Or, sans son soutien, nous sommes menacés par la lutte fratricide, la jalousie, le ressentiment, la haine, dit saint Jacques. Cela peut aboutir à la guerre, à la violence en tout genre. Apprenons donc de Jésus l’humilité, en tenant la main de notre Père, le Dieu de la vie et des vivants. Amen.

Homélie 24e dimanche (12 septembre 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 12 septembre 2021 (24e dim. du T.O. B) – Abbaye de Boscodon
Is 50,5-9 ; Jc 2,14-18 ; Mc 8,27-35 (Un Messie appelé à souffrir et à mourir)

Nous connaissons bien cette page d’évangile, mais plutôt dans la version de saint Matthieu, où Simon-Pierre déclare à Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » Ce à quoi Jésus répond en lui donnant son nouveau nom de Pierre, et en l’établissant comme pierre de fondation de son Église : « Sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Cette insistance sur l’Église est typique de saint Matthieu. De son côté, saint Luc est presque aussi bref que Marc, et fait dire à Pierre : « Tu es le Christ de Dieu. » Quant à saint Jean, souvent différent des trois autres évangiles, il donne une autre version de la confession de Pierre, juste après l’enseignement de Jésus sur le Pain de vie : « Tu es le Saint de Dieu ! » Avec son simple « Tu es le Christ ! », saint Marc est sans doute le premier à avoir rapporté ces paroles, sur lesquelles les autres broderont ensuite, chacun selon son charisme. En termes juifs, Pierre reconnaît que Jésus est le Messie que tout Israël attend.
En Israël, c’est le roi fils de David qui est le Messie. Donc un personnage de haut rang, assis sur un trône, et qui attend que le Seigneur ait mis tous ses ennemis sous ses pieds (cf. Ps 109/110,1). Mais voilà ! dès que Pierre a confessé Jésus comme Messie, celui-ci le déconcerte en décrivant un autre type de messie que celui qu’Israël connaissait : il sera rejeté, méprisé, bafoué, et condamné à mort. Certes, il ajoute qu’après trois jours il va ressusciter. Mais cela ne facilite pas la compréhension de Pierre, car à son époque la foi en la résurrection des morts était encore balbutiante en Israël, et ne constituait pas un article de foi partagé par tous les juifs. Ainsi, les Sadducéens n’y croyaient pas ; tandis que d’autres, comme les Pharisiens, les Esséniens ou Jésus, en étaient pleinement convaincus. Mais Pierre n’est pas encore prêt à assumer cette espérance, et il veut surtout rassurer Jésus sur sa loyauté : il saura le défendre et empêcher qu’on vienne l’arrêter pour le mettre à mort.
Si nous avions été à la place de Pierre et des autres apôtres, qu’aurions-nous répondu ? Et qu’aurions-nous pensé de ce que Jésus annonce ? Sommes-nous prêts, aujourd’hui, à suivre un messie dont la trajectoire doit passer par la souffrance, le rejet et la mort ? Pouvons-nous fonder notre vie, notre aventure humaine personnelle et notre chemin de foi, sur un messie mort sur une croix ? Tel est pourtant l’enjeu de la foi chrétienne. La croix est la marque de fabrique de notre Dieu et de son évangile, comme saint Paul l’a admirablement prêché : « Nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes » (1 Co 1,23). Ici, à Boscodon, nous pourrions nous étonner de voir que le christ placé au milieu du chevet de l’église n’est pas cloué sur une croix. Mais l’intention du sculpteur n’était pas d’évacuer la croix. Bien au contraire, le Christ lui-même est devenu croix ; mais une croix qui donne la vie, une croix habitée, illuminée par la résurrection. De plus, comme la plupart des églises d’occident, cette abbatiale est bâtie en forme de croix latine, manière de signer clairement son identité chrétienne.
Mais revenons aux mots par lesquels Jésus interpelle Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! » On en emploie parfois la version latine en souriant, pour mieux la désamorcer : Vade retro, Satanas ! Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Les avis sont partagés. Certains estiment que Jésus traite vraiment Pierre de Satan, de suppôt du Diable, et lui enjoint donc de retourner en arrière. Cependant, Jésus ne va pas reprocher à Pierre d’agir d’une manière diabolique, mais d’en rester à une compréhension très humaine des choses : « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Une autre manière de comprendre la parole de Jésus est possible. En hébreu, avant de désigner l’Ange du mal opposé à Dieu, satan veut simplement dire « adversaire ». Jésus dit donc à Pierre qu’en voulant lui éviter de traverser la souffrance et la mort, il s’oppose à Dieu, il ne pense pas comme lui : « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » De plus, Jésus emploie deux fois de suite la même formule « derrière moi ». En effet, le « Si quelqu’un veut marcher à ma suite » pourrait être traduit par « Si quelqu’un veut marcher derrière moi ». En reprochant à Pierre de penser comme un homme et non comme Dieu, Jésus l’invite donc à reprendre sa place de disciple, en revenant derrière lui. Car le disciple n’est pas plus grand que son maître ! Cet appel à prendre au sérieux son rôle de disciple vaut toujours, pour chacun-e de nous ! À bon entendeur, salut !

Hommage à Maurice Coste

Le frère Maurice Coste, moine trappiste, était entré à l’abbaye de Tamié en 1964, et tout en restant fidèle à la sensibilité cistercienne qu’il avait choisie il a rejoint la Communauté Saint Dominique, résidente à l’abbaye de Boscodon, dont il est resté membre de 2007 à 2016. Très fatigué et ne pouvant demeurer à l’abbaye, il a été accueilli ensuite par les Frères Maristes de Lyon. Il est décédé à Lyon le 27 août 2021.
Pendant le temps de sa présence à Boscodon, il a participé avec gentillesse et constance à cette communauté multifacettes : hommes, femmes, frères dominicains, moniales dominicaines, frère missionnaire des campagnes, moine cistercien.
Nous lui sommes reconnaissants pour sa participation à la vie de l’abbaye dans bien des domaines, pour n’en mentionner que deux : la liturgie et la librairie. Nous n’oublions pas son humour et son accueil souriant.
Les documents que nous publions ci-dessous nous ont été transmis par son abbaye de Tamié, où ses obsèques ont été célébrées le 2 septembre et où il repose comme il l’avait souhaité.

Le bureau de l’ANDB

Documents disponibles :
Faire-part de décès
Homélie Funérailles
Veillée de prière autour de Fr. Maurice
Poème “Mourir” composé par Maurice Coste

Homélie 22e dimanche (29 août 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 29 août 2021 (22e du T.O. B), abbaye de Boscodon
Dt 4,1-2.6-8 ; Jc 1,17-18.21b-22.27 ; Mc 7,1-8.14-15.21-23 (Parole et pureté)

Plusieurs figures de prêtres et de religieuses ont marqué l’histoire de ma famille. En ce dimanche je pense en particulier à mon grand-oncle Jean, chanoine de la cathédrale d’Amiens, longtemps curé de la paroisse Saint-Martin de cette ville picarde, là où ce saint originaire de Hongrie a partagé son vêtement avec un pauvre ; et dans notre abbatiale il y a une statue de bois représentant cette scène. L’oncle Jean était passionné par la Parole de Dieu, et si ce n’est pas lui qui m’en a donné le goût, il m’a fortement encouragé dans ma propre passion pour la Bible. En 1975 il m’a offert la toute nouvelle édition du Nouveau Testament de la TOB (Traduction œcuménique de la Bible). Or, comme dédicace, il avait choisi ces mots de la lettre de Jacques que nous venons d’entendre : « Accueillez dans la douceur la Parole semée en vous ; c’est elle qui peut sauver vos âmes. » Je n’ai jamais oublié cette citation d’Écriture qu’il m’avait offerte en guise de programme de vie.
Et, ce matin, c’est bien ce passage de saint Jacques qui éclaire les deux autres lectures de la liturgie de la Parole : un fragment du Deutéronome exaltant la fidélité à tous les préceptes de la Loi de Moïse, et la controverse dans l’évangile de Marc entre Pharisiens, scribes et Jésus, au sujet de la pureté.
Soyons honnêtes : nous, les chrétiens, nous sommes parfois mal à l’aise avec un passage d’Ancien Testament comme celui que nous venons d’entendre. Il insiste si fort sur chaque commandement que l’on peut vite caricaturer la religion d’Israël en y voyant une religion de l’observance scrupuleuse et tâtillonne de la Loi du Seigneur. Nous oublions alors que, pour les Juifs de l’Ancien Testament, du temps de Jésus et d’aujourd’hui, la Loi, la Tora est avant tout un don de Dieu ! Si Dieu donne cette Loi, avec tous ses préceptes, ce n’est pas pour nous enfermer dans une vie obsédée par le scrupule et la minutie, mais bien au contraire pour nous donner la vie ! De fait, dans le passage que nous avons lu, Moïse disait au peuple : « Maintenant, Israël, écoute les décrets et les ordonnances que je vous enseigne pour que vous les mettiez en pratique. Ainsi vous vivrez, vous entrerez, pour en prendre possession, dans le pays que vous donne le Seigneur, le Dieu de vos pères. » Nous sommes faits pour la vie, et le Seigneur nous donne en héritage un pays. Pour le peuple hébreu de l’antiquité comme pour les Juifs de notre temps, l’Israël de la terre est aussi un don de Dieu. Mais cette terre n’est pas éternelle, et notre foi au Dieu vivant nous fait espérer la venue du Royaume des Cieux, promis en héritage à tous ceux qui font le bien.
Faire le bien, vivre selon le plan de Dieu : c’est bien de cela que Jésus nous parle aujourd’hui. Sa critique de la position des Pharisiens et scribes veut nous rappeler où se trouve le cœur de la Tora. Dans un autre passage d’évangile, il résume la Loi à deux commandements : l’amour de Dieu et du prochain. Saint Paul ira même jusqu’à dire que l’amour du prochain concentre en lui seul toute la Tora. Aujourd’hui, saint Jacques et Jésus nous parlent de la pureté que nous devons atteindre. Cette pureté ne consiste pas en des pratiques extérieures – pas même celles imposées en temps de crise sanitaire ! –, mais elle doit provenir du plus profond de nos cœurs. C’est ainsi que nous pourrons véritablement aimer Dieu de tout notre cœur, d’un cœur droit et sincère, en nous mettant au service de nos frères, en particulier des plus fragiles et menacés. Dans le contexte socio-culturel de Jésus, ces pauvres étaient représentés par la veuve et l’orphelin. De nos jours, d’autres catégories de personnes se présentent à nous comme un défi à relever au nom de notre foi : les migrants, les sans domicile fixe, les chômeurs, les porteurs de handicaps lourds, etc.
Saint Jacques nous l’a redit : tout don parfait provient du Père des lumières, et sa Parole est une parole de vérité et de vie. Il ne sert à rien de la connaître par cœur et d’en remplir les rayons de sa bibliothèque, si on n’est pas capable d’en vivre concrètement jour après jour. La vraie pureté que nous devons atteindre, c’est celle qui nous fait voir le Christ dans le prochain, en particulier le plus pauvre et le plus fragile de nos frères humains. C’est encore celle qui nous fera éviter toute parole ou toute attitude qui pourrait porter atteinte à la dignité de nos frères et sœurs. Ne nous payons pas de mots, mettons la Parole en pratique. C’est ainsi que nous pourrons trouver la vie et la joie de Dieu.

Homélie Assomption (15 août 2021)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la fête de l’Assomption (15 août 2021), Abbaye de Boscodon
Ap 11,19a… – 12,10b ; 1 Co 15,20-27a ; Lc 1,39-56

Frères et sœurs, chaque été à Boscodon nous célébrons avec une motivation particulière deux grandes fêtes qui se suivent à une semaine d’intervalle. Dimanche dernier, nous étions réunis ici pour la fête de saint Dominique, avec notre évêque Mgr Malle ; et notre joie avait redoublé, car cette année il s’agissait du 8e centenaire de la mort de Dominique. C’est en effet le 6 août 1221 qu’il s’est endormi dans la paix, au jour liturgique de la Transfiguration ; et l’Église nous assure que le Christ a accueilli son humble serviteur dans sa lumière éternelle.
Huit jours plus tard, nous voici de retour dans l’abbatiale, pour la solennité de l’Assomption de Marie. Bien sûr, nous la célébrons avec toute l’Église universelle ; mais notre joie redouble car, comme toutes les églises cisterciennes et chalaisiennes, cette église est placée sous le patronage de Notre-Dame de l’Assomption. Dans la région embrunaise où nous sommes – les sportifs et les conducteurs de voiture parmi vous en savent quelque chose ! –, cette journée du 15 août est devenue synonyme d’événement sportif de renommée mondiale. Mais, pour nous chrétiens, elle est d’abord et avant tout une grande fête liturgique, qui ranime notre espérance de la résurrection. L’Église nous dit que Marie est la première des sauvés, et qu’elle est entrée dans la Maison du Père, le Royaume des Cieux, avec son corps et son âme, pleinement unie au Dieu trois fois saint qu’elle a servi tout au long de sa vie.
Nous avons l’habitude de considérer le 15 août comme une fête de Marie, et ce n’est pas faux. Mais n’oublions pas qu’en honorant Marie c’est notre propre espérance que nous voulons réactiver, car nous sommes tous appelés à connaître un jour le destin glorieux qui est déjà celui de Marie. Parfois nous nous demandons ce que nous faisons sur terre, et les énormes difficultés du temps présent – réchauffement climatique, pandémie, chômage, terrorisme, insécurité galopante, abus divers dans le clergé, etc. – peuvent facilement nous pousser à désespérer, à devenir désabusés, sans illusion sur nous et les autres. Or, la foi chrétienne nous invite à un sursaut d’espérance. Dire cela et le croire, ce n’est pas pratiquer la Méthode Couée, ni de l’hallucination collective ou du fantasme religieux tout juste bon à psychanalyser. C’est la seule manière pour un être humain de donner pleinement sens à ce qu’il est et ce qu’il fait.
Oui, frères et sœurs, en ce jour Marie nous dit de regarder son fils, et nous pouvons le faire en cette abbatiale en fixant du regard le beau christ du chœur, sculpté par Isidore. Par sa propre résurrection, le Christ nous a ouvert le chemin de l’éternité. Nous comprenons alors que la vie qu’il nous a donné de vivre n’est pas un simple temps plus ou moins long et plus ou moins utile, mais un magnifique espace où notre propre liberté, notre désir d’épanouissement et notre besoin d’aimer et d’être aimé sont sollicités, afin que nous construisions avec l’aide du Seigneur notre avenir. Cet avenir, l’Écriture en parle avec des images de repos, d’apaisement de la soif ou de rassasiement, mais aussi en termes de fête sans fin. Cet avenir, le Seigneur nous le confie, afin que nous en devenions avec lui et pour lui co-responsables. Tous nous avons à participer avec lui à l’aventure de la vie.
Tout ce que nous aurons pu faire de beau, de juste et de bon durant notre existence terrestre sera assumé, intégré, dans l’avenir que Dieu nous réserve. Rien de ce que nous vivons sur cette terre n’est inutile. Même les temps que nous croyons morts. Rien de tout cela n’est vide de sens. À chacun de nous de déchiffrer ce qu’il en est dans son cas. La mort physique, à laquelle nous n’échapperons sans doute pas – à moins d’appartenir à la dernière génération, mais cela seul le Seigneur le sait ! –, n’est plus désormais un cul-de-sac, une impasse, une voie de garage, une invitation au désespoir ou au cynisme désabusé.
Dans sa première lettre aux Corinthiens, saint Paul nous rappelle qu’en Jésus la mort a été vaincue. Certes, elle agit encore, autour de nous et en nous. Mais elle a perdu son venin, car Jésus l’a traversée pour la rendre inoffensive. Le dernier ennemi qui sera anéanti, dit saint Paul, c’est la mort. Par sa résurrection, Jésus a déjà marqué son triomphe : Dans le monde, vous avez à souffrir, mais courage ! Moi, je suis vainqueur du monde (Jn 16,33). Alors, unissons nos voix à celle de Marie pour chanter : Le Puissant fit pour moi des merveilles : Saint est son nom !