Ascension, jeudi 13 mai 2021

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour l’Ascension (jeudi 13 mai 2021) – Abbaye de Boscodon
Ac 1,1-11 ; Ep 4,1-13 ; Mc 16,15-20

Aujourd’hui le temps pascal arrive, non pas à son terme – ce sera la Pentecôte –, mais à un tournant décisif. C’est le temps où les premiers disciples, que la mort de Jésus avait déstabilisés, se reprennent. Ou plutôt, reprennent vie en lui, car il se manifeste à eux. Un temps de guérison et de réconfort, mais qui ne pouvait pas s’éterniser. Car la résurrection de Jésus n’offre pas un retour du pareil au même, à la case « départ », pour recommencer le cycle de la vie : elle offre du nouveau.
Dans la nature, l’alternance des saisons offre le spectacle du retour du déjà connu. Et puisque nous sommes des êtres de chair marqués par les rythmes de l’univers qui nous entoure, l’année liturgique imite cette alternance des époques et ce perpétuel retour. Cependant, sur le plan spirituel le plus profond il en va autrement, car la vie du ressuscité est une vie nouvelle. Une vie offerte par le Père au Christ, et par lui à ses disciples. Une vie non pas réservée à un petit groupe de privilégiés, mais offerte à tous les êtres humains qui voudront bien l’accueillir. C’est pourquoi le Ressuscité envoie ses disciples en mission : « vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Actes des apôtres, première lecture). Cette mission continue tant que dure ce monde, et la lettre aux Éphésiens nous dit qu’elle vise la construction du Corps du Christ : « jusqu’à ce que nous parvenions tous ensemble à l’unité dans la foi et la pleine connaissance du Fils de Dieu ».
Entre le jour de Pâques et l’Ascension, le Seigneur se manifeste à ses disciples pour les guérir et les réconforter. Notre foi s’appuie sur le témoignage de nos premiers frères qui ont vu le Ressuscité. Mais vient un jour où tout cela doit s’arrêter, et où Jésus doit quitter ce monde. La fête de l’Ascension commémore ce moment de la séparation physique.
Mais comment représenter l’irreprésentable : le passage du Christ de notre monde à celui de Dieu, du visible à l’invisible ? Les évangiles, les Actes des apôtres ainsi que certaines lettres du Nouveau Testament, évoquent l’enlèvement de Jésus au ciel, son élévation vers le monde de Dieu. Mais ne restons pas prisonniers d’une vision naïve, que même les enfants auraient, de nos jours, du mal à avaler telle quelle : au jour de l’Ascension, Jésus n’a pas quitté cette terre comme un gros ballon gonflé à l’hélium ! Les peintres se sont ingéniés à représenter un mouvement physique, une envolée du Ressuscité. Même le Christ d’Isidore, qui nous accueille au chevet de cette abbatiale, garde une allure dynamique, avec ses petits pieds qui semblent emporter le corps du Seigneur vers le ciel.
Mais toute cette imagerie est au service d’un message théologique simple et puissant : le Seigneur ressuscité ne relève plus de ce monde physique dans lequel nous, nous baignons encore : il entre dans le monde de Dieu. Selon la symbolique classique, Dieu est au ciel et les hommes sur la terre. Nous disons que Jésus monte au ciel : « Dieu s’élève parmi les ovations », chantait le psaume. Jésus s’élève pour s’asseoir à sa place définitive, à la droite de son Père. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela nous révèle que le monde que nous connaissons devra lui aussi passer par une sorte de mort, pour ressusciter transfiguré dans le monde de Dieu. Notre avenir est en Dieu ; et cet avenir marque déjà notre présent, puisque nous sommes appelés à vivre dès maintenant en enfants de lumière, habités par la vie du Ressuscité.
La fête de l’Ascension nous ouvre le ciel, mais sans nous arracher à ce monde. De même que le Ressuscité, assis à la droite du Père, « ne s’évade pas de notre condition humaine » (comme dit la préface de ce jour), de même nous, nous restons bien les pieds sur terre, sur le plancher des vaches, occupés à nos tâches humaines. Mais à celles-ci nous pouvons donner un parfum d’éternité, en les accomplissant pour le Seigneur. Cette abbatiale de Boscodon nous invite, nous et nos visiteurs, à raviver notre goût de l’ailleurs, à réveiller notre désir d’absolu, notre quête de Dieu. Sans nous évader de notre condition humaine, travaillons à faire de cette terre que le Seigneur nous a confiée la première étape du Royaume. Amen.