Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 13e dimanche du T.O. B (27 juin 2021) – Boscodon
Sg 1,13-15 ; 2,23-24 ; 2 Co 8,7.9.13-15 ; Mc 5,21-43
« Liberté, Égalité, Fraternité ! » Non, frères et sœurs, je ne me trompe pas de tribune. Je ne me crois pas sur le perron de l’Élysée, ni sur celui d’un Conseil régional ou départemental. Ce n’est pas en raison des élections de ce jour que je proclame la devise de la République française, mais parce qu’elle nous aide à comprendre les lectures de ce dimanche, et plus largement notre vocation chrétienne. À vrai dire, des trois mots de la devise, seul celui d’égalité a été prononcé (à deux reprises) ce matin par saint Paul : « Il ne s’agit pas de vous mettre dans la gêne en soulageant les autres, il s’agit d’égalité. Dans la circonstance présente, ce que vous avez en abondance comblera leurs besoins, afin que, réciproquement, ce qu’ils ont en abondance puisse combler vos besoins, et cela fera l’égalité… »
L’égalité dont parle saint Paul – comme notre devise républicaine – ne se mesure ni au kilo ni au mètre. Les plus anciens parmi nous, la génération de mes parents, se souviennent du temps de l’Occupation : les vivres étaient rationnées, et chacun recevait des tickets pour pouvoir acheter tant de sucre, de pain ou de beurre, ni plus ni moins ; pour chaque citoyen la même dose. C’est une approche mécanique, déshumanisante, de la vie sociale ; c’est le collectivisme absolu, idéologique. Mais, du point de vue de Dieu, il n’en va pas ainsi. Saint Paul a cité l’Exode à propos de la manne : Celui qui en avait ramassé beaucoup n’eut rien de trop, celui qui en avait ramassé peu ne manqua de rien. Dans les Actes des apôtres, saint Luc écrit que les membres de la communauté primitive « vendaient leurs biens et leurs possessions, et ils en partageaient le produit en fonction des besoins de chacun » (Ac 2,45 ; voir aussi 4,34-35). Et saint Augustin a écrit une règle, que nous les dominicains nous suivons, où il précise : « Ni vos forces ni vos santés ne sont égales », donc « à chacun selon ses besoins ».
Ni nos santés ni nos besoins ne sont égaux. Mais, en tant qu’êtres humains, nous possédons tous la même dignité. L’égalité dont parle saint Paul concerne cette dignité. Il n’a pas milité pour l’abolition de l’esclavage, car une telle idée était impensable à son époque ; mais, dans ses lettres, en particulier dans celle à Philémon, il désamorce le caractère fondamentalement inégalitaire de l’esclavage, en soulignant l’égale dignité de tous les humains. Et ce matin il encourage les chrétiens de Corinthe à se montrer généreux à l’égard de ceux de Jérusalem, qui traversaient une période difficile. En invoquant leur égalité, il leur rappelle qu’ils sont tous frères, Fratelli tutti ! Fraternité : le dernier terme de notre devise républicaine n’est pas une coquille vide, un mot qui sonne creux, une abstraction voire un slogan idéologique sans réel contenu. C’est au contraire le plus beau mot pour dire ce vers quoi nous devons tendre, vers quoi Jésus nous entraîne, lui qui est notre frère aîné. Nous sommes invités à nous reconnaître comme fils et filles d’un même Père, que nous appelons justement « Notre Père ».
Quant à la liberté, elle s’inscrit dans l’appel à la vie que nous lance le Seigneur. Ce matin, saint Marc tisse ensemble les histoires de deux femmes : une toute jeune fille de douze ans, et une vieille femme malade depuis douze ans. Toutes deux liées par leur condition de femme –pas facile à l’époque, mais respectée par Jésus –, et liées aussi par cette durée de vie qui les marque. Leur détresse n’est pas la même, mais Jésus reconnaît leur égale dignité et la réhabilite, pour nous rappeler que « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de voir mourir les êtres vivants ». Nous sommes créés pour la vie et non pour la mort, pour la liberté et non pour l’esclavage. C’est pourquoi Jésus déclare chez saint Jean : « Si vous demeurez fidèles à ma parole […], vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres » (Jn 8,31…32). Et saint Paul renchérit : « C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés […] Vous avez été appelés à la liberté » (Ga 5,1.13).
Liberté, Égalité, Fraternité. Ne galvaudons pas ces trois beaux mots, ils disent le projet de Dieu sur chacun de nous ! Amen.