Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 8 octobre 2023 (27e dim. du TO A) – Boscodon
Is 5,1-7 ; Ph 4,6-9 ; Mt 21,33-43 (les vignerons homicides)
Parmi les nombreuses paraboles de Jésus, celle des vignerons homicides est l’une des plus délicates à interpréter : « Ces misérables, il les fera périr misérablement. Il louera la vigne à d’autres vignerons, qui lui en remettront le produit en temps voulu. » Dans la version de saint Matthieu que nous venons d’entendre, l’interprétation de la finale peut facilement déraper vers l’antisémitisme, car Jésus ajoute : « Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une “nation” qui lui fera produire ses fruits. » Les spécialistes se demandent de quelle « nation » parle Jésus : plutôt un groupe de croyants qui feront le travail oublié par les élites religieuses d’Israël, mais pas une nouvelle nation à la place d’Israël. Hélas ! des prédicateurs chrétiens ont cru et dit que tout Israël sera privé du royaume de Dieu, contrairement aux païens. Or, saint Paul a écrit ceci aux chrétiens de Rome : « Par rapport à l’Évangile, ils sont des adversaires, et cela à cause de vous ; mais par rapport au choix de Dieu, ils sont des bien-aimés, et cela, à cause de leurs pères. Les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance » (Rm 11,28-29). Depuis la Seconde Guerre Mondiale, un travail de réconciliation et d’écoute, de meilleure connaissance et estime réciproque, a été entrepris par les Églises et les instances du judaïsme. Certains discours chrétiens gardent cependant des traces d’antisémitisme. C’est ce que Jules Isaac, un auteur juif qui a perdu sa femme et sa fille dans la Shoah mais dit sa « ferveur à l’égard d’Israël […] et à l’égard de Jésus, fils d’Israël », appelait « l’enseignement du mépris ».
L’histoire racontée par Jésus évoque le passage d’Isaïe entendu en première lecture : « La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël. » Dieu aime Israël : « Je veux chanter pour mon ami le chant du bien-aimé à sa vigne. » Dieu qui est amour crée par amour, il crée l’humanité à son image pour associer d’autres êtres libres à sa joie. S’il choisit Israël − Isaïe dira même qu’il le crée (Is 43,1) – c’est pour lui donner sa Parole de vie, sa Tora, comme une lumière pour tous les hommes (voir Ps 118/119,105). Le Dieu de la Bible est le Dieu vivant, il donne la vie et aime la voir fleurir et fructifier. Dès la première page de la Bible, il crée l’humanité pour qu’elle soit féconde, pour qu’elle porte du fruit (Gn 1,28).
La vigne de Dieu doit donc produire du fruit. Or, l’expérience d’Isaïe, comme celle de tous les prophètes et de Jésus, c’est que les êtres humains sont durs d’oreille et de cœur, réticents à faire la volonté de Dieu. Plutôt que d’entrer dans la dynamique de la vie, ils choisissent souvent la mort. Le saint pape Jean Paul II dénonçait cette « culture de la mort » qui envahit notre monde actuel, en totale opposition à la « culture de la vie » de l’évangile. Les hommes rejettent le message de vie, les fruits attendus ne sont pas là. Isaïe est amer devant le refus de son peuple d’écouter la voix de Dieu. Mais il y a pire : dans les diverses traditions religieuses, les envoyés de Dieu sont souvent persécutés et mis à mort. Tel est le sort qui attend Jésus, et à la fin de son ministère de prédication il le sait.
La conclusion de cette parabole serait tragique si Jésus n’ajoutait pas une citation du Ps 117/118 : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ! » Ce verset renverse le mouvement qui allait vers la mort, et la liturgie du temps pascal en a fait un refrain qui résume bien l’audace de la foi chrétienne : oui, du mal, Dieu est capable de tirer un plus grand bien ; haine, violence et mort n’ont plus le dernier mot. En Jésus, le prophète mis à mort et ressuscité, la vie de Dieu a triomphé ! Aussi, quelles que soient les difficultés et soucis que nous pouvons rencontrer, entendons l’appel de Paul : « Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, priez et suppliez, tout en rendant grâce, pour faire connaître à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu […] gardera vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus. » Il ne tient qu’à nous que ce passage de la mort à la vie, du désarroi à la paix, s’accomplisse dans notre existence personnelle et communautaire : « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde ! » Amen.