Homélie du fr. Luc Devillers o.p. pour le dimanche 11 février 2024 (6e du T.O., année B) – Boscodon
Lv 13,1-2.45-46 ; 1 Co 10,31 – 11,1 ; Mc 1,40-45 (guérison d’un lépreux)
Le passage du Livre des Lévites que nous venons d’entendre peut nous déconcerter. On le croirait sorti d’un manuel de médecine, certes d’un modèle très ancien, bien marqué par l’effroi quasi sacré que suscitait la lèpre dans l’antiquité (comme au Moyen-Âge chez nous, et encore aujourd’hui dans certains pays pauvres), mais tout de même assez éloigné des préoccupations religieuses d’Israël. Et pourtant, c’est justement parce qu’on ne savait pas traiter la lèpre qu’on lui a attribué une certaine connotation religieuse : dès qu’un malade était repéré, on l’envoyait au prêtre afin que celui-ci constate sa maladie, et des règles strictes d’isolation devaient permettre d’empêcher la maladie de se propager.
Vous l’avez compris, si l’Église nous fait entendre ce passage du Lévitique, c’est parce que l’évangile de ce jour relate la guérison d’un lépreux par Jésus. Par la même occasion, les informations reçues du Lévitique sur le traitement sévère accordé aux lépreux sont même complétées, par une sorte de rite de réintégration au sein de la communauté. En effet, Jésus dit à l’homme qu’il vient de guérir par sa parole : « Attention, ne dis rien à personne, mais va te montrer au prêtre, et donne pour ta purification ce que Moïse a prescrit dans la Loi : cela sera pour les gens un témoignage. »
De nos jours, cette terrible maladie qu’est la lèpre, sans être totalement éradiquée, est cependant bien contrôlée et entièrement guérissable. Nous pouvons alors nous demander à quoi bon continuer à lire cette page d’évangile, et celle du Lévitique. Pour répondre à cette objection, notons que les responsables de la liturgie romaine nous font prier, en contrepoint du Lévitique, un extrait du psaume 31 : « Heureux l’homme dont la faute est enlevée, et le péché remis ! […] Je t’ai fait connaître ma faute, je n’ai pas caché mes torts. »
Ce psaume nous invite à comprendre qu’il y a lèpre et lèpre. En clair, la Bonne Nouvelle qui résonne à tour de pages dans la Bible, c’est que Dieu veut que nous soyons des êtres pleinement vivants, et que nous recevions la vie de lui seul, le Vivant par excellence. Or, toute l’Écriture nous dit – et notre propre expérience le prouve – qu’il y a bien plus grave que les maladies et les handicaps qui touchent nos corps. Ce sont nos maladies spirituelles qui sont les plus sévères, celles qui nous coupent de Dieu, et bien souvent aussi des autres. Il s’agit du péché, dont on ne sait plus trop bien parler aujourd’hui, parce que cela fait un peu vieux jeu, langage de la tribu. Mais ce terme désigne tout ce qui nous éloigne de Dieu et du prochain. En théologie spirituelle et parfois même en liturgie – dans une oraison du missel, par exemple – on parlera de « la lèpre du péché ». Car le péché nous défigure, détruit la beauté de notre humanité créée à l’image de Dieu. Nous demandons à Dieu de nous pardonner nos fautes, c’est pourquoi le psalmiste nous fait dire : « Je rendrai grâce au Seigneur en confessant mes péchés. »
Et c’est bien cette démarche que l’on retrouve chez le lépreux de l’évangile. Il commence par supplier Jésus de bien vouloir le purifier. Jésus acquiesce et le guérit par sa parole, car sa parole donne la vie comme celle du Père. Mais Jésus ajoute une condition étrange : il lui demande de garder cela dans le secret. On sait bien que Jésus ne fait pas des miracles pour épater et attirer les foules. Mais comment peut-il exiger d’un être blessé, dans sa chair ou dans son cœur, qu’il se taise sur sa guérison, qu’il n’en fasse pas part à ses proches ? L’ancien lépreux ne peut pas retenir sa joie, et il clame à qui mieux mieux sa guérison : « Une fois parti, cet homme se mit à proclamer et à répandre la nouvelle… »
Sans vouloir étaler aux yeux de tous les moindres de nos manquements, comme le font certains exaltés dans des groupes piétistes, nous devrions trouver le ton juste et savoir simplement, humblement, témoigner des grâces que nous avons reçues. Sans ostentation, sans publicité tapageuse, mais sans fausse pudeur aussi.
De nos jours, des pans entiers de l’humanité sont saisis par la fièvre des réseaux sociaux. Chacun y va de sa petite chanson, de son histoire à raconter, des heureux événements qu’il a vécus ou des pires auxquels il a pu échapper. Face à ce grand déballage qui risque de nous propulser à la première place, telle la vedette principale, apprenons à garder dans le secret tous les gestes de miséricorde que nous avons reçus du Seigneur. Mais que notre réserve ne nous empêche pas de témoigner, par la paix et la joie de notre visage, de la guérison spirituelle que nous avons vécue. Saint Paul nous l’a appris et recommandé : « Faites-le pour la gloire de Dieu. » C’est la grâce que je vous souhaite. Amen.