Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 12 septembre 2021 (24e dim. du T.O. B) – Abbaye de Boscodon
Is 50,5-9 ; Jc 2,14-18 ; Mc 8,27-35 (Un Messie appelé à souffrir et à mourir)
Nous connaissons bien cette page d’évangile, mais plutôt dans la version de saint Matthieu, où Simon-Pierre déclare à Jésus : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant ! » Ce à quoi Jésus répond en lui donnant son nouveau nom de Pierre, et en l’établissant comme pierre de fondation de son Église : « Sur cette pierre je bâtirai mon Église. » Cette insistance sur l’Église est typique de saint Matthieu. De son côté, saint Luc est presque aussi bref que Marc, et fait dire à Pierre : « Tu es le Christ de Dieu. » Quant à saint Jean, souvent différent des trois autres évangiles, il donne une autre version de la confession de Pierre, juste après l’enseignement de Jésus sur le Pain de vie : « Tu es le Saint de Dieu ! » Avec son simple « Tu es le Christ ! », saint Marc est sans doute le premier à avoir rapporté ces paroles, sur lesquelles les autres broderont ensuite, chacun selon son charisme. En termes juifs, Pierre reconnaît que Jésus est le Messie que tout Israël attend.
En Israël, c’est le roi fils de David qui est le Messie. Donc un personnage de haut rang, assis sur un trône, et qui attend que le Seigneur ait mis tous ses ennemis sous ses pieds (cf. Ps 109/110,1). Mais voilà ! dès que Pierre a confessé Jésus comme Messie, celui-ci le déconcerte en décrivant un autre type de messie que celui qu’Israël connaissait : il sera rejeté, méprisé, bafoué, et condamné à mort. Certes, il ajoute qu’après trois jours il va ressusciter. Mais cela ne facilite pas la compréhension de Pierre, car à son époque la foi en la résurrection des morts était encore balbutiante en Israël, et ne constituait pas un article de foi partagé par tous les juifs. Ainsi, les Sadducéens n’y croyaient pas ; tandis que d’autres, comme les Pharisiens, les Esséniens ou Jésus, en étaient pleinement convaincus. Mais Pierre n’est pas encore prêt à assumer cette espérance, et il veut surtout rassurer Jésus sur sa loyauté : il saura le défendre et empêcher qu’on vienne l’arrêter pour le mettre à mort.
Si nous avions été à la place de Pierre et des autres apôtres, qu’aurions-nous répondu ? Et qu’aurions-nous pensé de ce que Jésus annonce ? Sommes-nous prêts, aujourd’hui, à suivre un messie dont la trajectoire doit passer par la souffrance, le rejet et la mort ? Pouvons-nous fonder notre vie, notre aventure humaine personnelle et notre chemin de foi, sur un messie mort sur une croix ? Tel est pourtant l’enjeu de la foi chrétienne. La croix est la marque de fabrique de notre Dieu et de son évangile, comme saint Paul l’a admirablement prêché : « Nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les nations païennes » (1 Co 1,23). Ici, à Boscodon, nous pourrions nous étonner de voir que le christ placé au milieu du chevet de l’église n’est pas cloué sur une croix. Mais l’intention du sculpteur n’était pas d’évacuer la croix. Bien au contraire, le Christ lui-même est devenu croix ; mais une croix qui donne la vie, une croix habitée, illuminée par la résurrection. De plus, comme la plupart des églises d’occident, cette abbatiale est bâtie en forme de croix latine, manière de signer clairement son identité chrétienne.
Mais revenons aux mots par lesquels Jésus interpelle Pierre : « Passe derrière moi, Satan ! » On en emploie parfois la version latine en souriant, pour mieux la désamorcer : Vade retro, Satanas ! Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Les avis sont partagés. Certains estiment que Jésus traite vraiment Pierre de Satan, de suppôt du Diable, et lui enjoint donc de retourner en arrière. Cependant, Jésus ne va pas reprocher à Pierre d’agir d’une manière diabolique, mais d’en rester à une compréhension très humaine des choses : « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. »
Une autre manière de comprendre la parole de Jésus est possible. En hébreu, avant de désigner l’Ange du mal opposé à Dieu, satan veut simplement dire « adversaire ». Jésus dit donc à Pierre qu’en voulant lui éviter de traverser la souffrance et la mort, il s’oppose à Dieu, il ne pense pas comme lui : « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » De plus, Jésus emploie deux fois de suite la même formule « derrière moi ». En effet, le « Si quelqu’un veut marcher à ma suite » pourrait être traduit par « Si quelqu’un veut marcher derrière moi ». En reprochant à Pierre de penser comme un homme et non comme Dieu, Jésus l’invite donc à reprendre sa place de disciple, en revenant derrière lui. Car le disciple n’est pas plus grand que son maître ! Cet appel à prendre au sérieux son rôle de disciple vaut toujours, pour chacun-e de nous ! À bon entendeur, salut !