Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 19 septembre 2021 (25e dim. du T.O. B) – Abbaye de Boscodon
Sg 2,12.17-20 ; Jc 3,16 – 4,3 ; Mc 9,30-37
Décidément, saint Marc ne nous cache rien de la difficulté qu’ont eue les premiers disciples à entendre les propos de leur Maître. Rappelez-vous dimanche dernier : juste après l’avoir confessé comme Messie, Pierre s’était insurgé contre la vision très sombre que Jésus avait de son destin. C’est que le « chemin de croix » qu’empruntera Jésus ne pouvait pas être entendu par ses contemporains. C’était trop neuf. Jamais on n’aurait pu l’imaginer. Un Messie crucifié, dit saint Paul, cela n’a aucun sens : pour les Juifs c’est un scandale absolu, et pour les Grecs une pure folie, une stupidité (cf. 1 Co 1,23). Une des premières représentations de la croix, un graffito des environs de l’an 200 trouvé au forum romain (Rome), représente un crucifié à tête d’âne ; et la légende qui l’accompagne dit : « Alexamène adore son dieu ! » Pour certains athées pur jus de notre temps, nous sommes vraiment des imbéciles ; imbéciles heureux peut-être, mais imbéciles tout de même !
Dès les années 50 de notre ère, saint Paul en avait conscience, puisqu’il affirmait, à propos de la résurrection du Christ, conséquence logique et nécessaire de sa mort sur la croix : « Si nous avons mis notre espoir dans le Christ pour cette vie seulement, nous sommes les plus à plaindre parmi les hommes » (1 Co 15,19). Autrement dit : notre attachement à la personne de Jésus n’a de sens que s’il est ressuscité ! Mais cela implique qu’il est réellement mort, puis a été mystérieusement réveillé d’entre les morts par son Père, pour devenir, comme saint Paul le dit ailleurs, le « premier-né d’une multitude de frères (et de sœurs) » (Rm 8,29).
Revenons à Pierre et à ses compagnons, auxquels Jésus annonçait la semaine dernière, pour la première fois, la passion et la mort qui l’attendaient. Sur le tableau peu reluisant de nos premiers frères, saint Marc remet une couche aujourd’hui, avec une deuxième annonce de la passion. Cette fois-ci, elle ne sera pas suivie par la réaction d’un seul disciple qui n’a rien compris au film, mais par celle de tous ceux de la première heure. Et là, il ne s’agit pas pour eux de refuser la vision souffrante qu’a Jésus de sa vocation messianique, mais tout simplement de l’ignorer, de faire comme si leur Maître ne leur en avait pas parlé. De se taire. Par peur, dit l’évangéliste. Mais la suite du texte montre que la peur n’est pas le seul moteur de ce silence gêné. En réalité, les disciples entendent continuer leurs discussions de salon sur la hiérarchie entre eux : qui parmi les douze est le plus grand, le meilleur, le plus fort ? Notre société égocentriste ne reprend-elle pas à son compte cette manière de penser ? C’est dire à quel point les premiers témoins de la foi sont de pauvres êtres humains comme les autres. Être chrétien ne nous désolidarise pas du reste de l’humanité, ne fait pas de nous une race à part. Nous ne sommes pas meilleurs que les autres, nous pouvons même être pires à l’occasion : pensons aux affaires dévoilées ces dernières années concernant les abus en tout genre de la part de clercs ; nous sommes capables de ne penser qu’à nous-mêmes, ou d’abord à nous-mêmes.
Mais en face de nous se tient Jésus. Lui dont saint Paul dira qu’il n’a pas considéré que sa condition divine était un passe-droit lui permettant de planer au-dessus du reste de l’humanité. Au contraire, il s’est humilié jusqu’à prendre la dernière place, celle du serviteur, de l’esclave même, et de l’esclave condamné à la plus infâme des morts, la mort sur une croix (cf. Ph 2,6-8). Et pourtant, Jésus ne nous donne pas une leçon de dolorisme, il n’érige pas la souffrance en valeur supérieure. Mais il annonce qu’il n’esquivera pas la mort : il va l’affronter, la traverser, pour la désamorcer. Certes, notre humanité continue à souffrir ; des innocents continuent à payer du prix de leur vie les ambitions démesurées des plus forts, car la loi du plus fort mène la barque de ce monde. Notre monde, si fier de ses prouesses technologiques et de sa maîtrise de l’univers, n’est pas meilleur que celui du temps de Jésus : c’est la même pâte humaine qui nous constitue, avec nos grandes richesses et compétences, et avec nos côtés pitoyables, parfois sordides.
Jésus, lui, nous annonce le chemin qui mène à la vie : imitation des plus petits, des moins que rien, à savoir les enfants ; puis passage par l’épreuve, l’épreuve du rejet, l’épreuve de la mort. Or, sans son soutien, nous sommes menacés par la lutte fratricide, la jalousie, le ressentiment, la haine, dit saint Jacques. Cela peut aboutir à la guerre, à la violence en tout genre. Apprenons donc de Jésus l’humilité, en tenant la main de notre Père, le Dieu de la vie et des vivants. Amen.