Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la nuit de Noël, 24 décembre 2021, Boscodon
Is 9,1-6 ; Tt 2,11-14 ; Lc 2,1-14
Avouons-le, en matière de crèches, Boscodon pratique l’art minimal, avec sa crèche à trois personnages : Joseph, Marie et l’enfant Jésus sur les genoux de sa mère. Peut-être cela était-il dû à un désir de respecter la pure simplicité de ce vaisseau de pierre ? Mais nous pourrions mieux faire, dans les années à venir. Cette nuit, contentons-nous d’ajouter par la pensée, suivant le récit évangélique, les bergers et leurs moutons, ainsi que les anges dans le ciel qui entonnent le Gloria. Et ajoutons encore un bœuf et un âne, quoique ces animaux n’apparaissent pas dans l’évangile. Mais, avant d’en venir à ces invités de la dernière minute, ces bêtes de somme ouvrières de la onzième heure, regardons de plus près les premiers personnages.
Saint Joseph est un peu en retrait. Non pas parce qu’il douterait de sa fiancée, ni parce qu’il serait embarrassé de devoir s’occuper de l’enfant d’un autre. Mais par discrétion, car justement cet enfant n’est pas de lui : il ne faudrait pas que, sur la photo de famille, on le prenne pour le papa (comme sur une certaine icône de la Sainte Famille, qui choque les chrétiens orientaux, car elle semble mettre sur le même plan Marie et Joseph entourant l’enfant Jésus). Si Joseph se met en retrait, c’est aussi par vertu d’espérance. Pour mieux porter la scène dans sa prière, en se disant en lui-même (cf. Lc 1,66) : « Que sera donc cet enfant ? »
Sainte Marie, elle, est au premier plan, ou presque. Non pas parce qu’elle voudrait prendre la première place : cela lui ressemble si peu ! Mais parce qu’elle est la mère, parce que c’est de sa chair, de son ventre, que cet enfant vient de sortir. Il est si petit, il a bien besoin de sa mère, de sa chaleur, de sa tendresse, de son lait. Il ne peut vivre sans elle. Marie est là, sur le devant de la scène, comme pour veiller au grain. Et du grain, il y en a bien dans une mangeoire ! Et ce soir c’est même du très bon, puisque c’est de lui qu’on fera le pain de l’eucharistie ! En effet, le nom Bethléem semble signifier la « Maison du pain » ; de plus, l’évangéliste saint Luc est le seul auteur du Nouveau Testament à mentionner la crèche ou mangeoire (Lc 2,7.12.16 ; cf. 13,15), comme pour nous rappeler que Jésus va se donner en nourriture pour notre salut. Ce soir, Marie veille sur son enfant, non pour le garder jalousement pour elle, mais pour mieux le donner à tous.
Les bergers aussi sont là, éberlués d’avoir été réveillés en fanfare par la troupe angélique. Mais, sans rechigner, ils se sont mis en route avec leurs bêtes, et ils sont arrivés devant l’enfant Jésus. Regardez-les bien, ces bergers. Dans l’Israël ancien ils étaient quelque peu méprisés, car leur métier les éloignait des obligations de la Tora ; et cependant, Dieu en a choisi plus d’un pour leur confier une mission d’importance, pour qu’ils le représentent, lui le seul vrai Berger de son peuple. Regardez-les de près : ils sont tous là, les bergers d’Israël, ceux de la longue histoire du peuple de Dieu. Le plus vieux, c’est Abraham, venu avec son fils Isaac, sans oublier leur petit (et leur gros) bétail (cf. Gn 13,2 ; 21,1-3). Puis vient Moïse, qui faisait paître le petit bétail de son beau-père Jéthro au pied de l’Horeb, devant le Buisson ardent (Ex 3,1-2). Enfin, il y a aussi David, si petit qu’on le tenait à l’écart ; son propre père ne pouvait imaginer que le Seigneur le choisirait ; aussi, pendant que ses frères aînés étaient présentés au prophète Samuel, lui était dans les champs, à faire paître le troupeau de la famille (1 S 16,11). Les voilà tous invités à la naissance du Fils de Dieu.
Mais la crèche inventée par saint François d’Assise comprend aussi l’âne et le bœuf. Pourquoi cela ? Dès le vie ou viie siècle, un récit apocryphe décrivait cette scène : « Deux jours après la naissance du Seigneur, Marie quitta la grotte, entra dans une étable et déposa l’enfant dans une crèche, et le bœuf et l’âne, fléchissant les genoux, adorèrent celui-ci » (Évangile du Pseudo-Matthieu, 14). L’auteur de ce récit explique comment il brode sur la sobriété de saint Luc : « Alors furent accomplies les paroles du prophète Isaïe (Is 1,3) disant : ‟Le bœuf a connu son propriétaire, et l’âne la crèche de son maître.” Alors furent accomplies les paroles du prophète Habacuc (Ha 3,2 grec) disant : ‟Tu te manifesteras au milieu de deux animaux.” » Et si vous restez encore sceptiques, parce que saint Luc n’a pas introduit ces animaux dans la crèche de Jésus, notez qu’il parle une autre fois de crèche, et justement en lien avec un âne et un bœuf (Lc 13,15 ; 14,5) : « Chacun de vous, le sabbat, ne délie-t-il pas de la crèche son bœuf ou son âne pour le mener boire ? […] Lequel d’entre vous, si son âne ou son bœuf vient à tomber dans un puits, ne l’en tirera aussitôt, le jour du sabbat ? » La présence à la crèche de l’âne et du bœuf renforce le réalisme de l’incarnation. Car toute la création, visible et invisible, est concernée par la naissance du Fils de Dieu.
Et lui, il dort profondément, comme seul un nouveau-né sait dormir. Il dort paisiblement dans son berceau de paille fraîche. Tel que l’a représenté le peintre Georges de La Tour : dormant profondément, tout habité par la lumière. Devenu adulte, Jésus dormira avec la même confiance pendant la tempête sur le lac, la tête bien calée sur le coussin (Mc 4,38). Et, le samedi saint, il s’endormira dans la paix, sûr de son Dieu (Ps 3,6 ; 4,9), qui comble son bien-aimé qui dort (Ps127[126],2). Alors, chers amis, ne faisons pas de bruit, pour ne pas réveiller l’enfant qui dort. Mais inclinons-nous devant lui avec foi et amour, et adorons-le ! Amen.