Homélie 1er dimanche Carême (6 mars 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 6 mars 2022, 1er dimanche de Carême, année C – Boscodon
Dt 26,4-10 ; Rm 10,8-13 ; Lc 4,1-13 (la tentation au désert)

Dans l’Israël ancien, offrir à Dieu les prémices de ses biens – comme le rapporte la première lecture (Dt 26,4-10) –, c’était reconnaître que l’on tient de lui la vie, et le remercier parce qu’il est intervenu dans le passé, pour libérer le peuple de la servitude. Pendant de longs siècles, cette coutume de présenter à Dieu les premiers fruits des travaux des champs existait fortement chez les chrétiens. Et aujourd’hui elle subsiste dans bien des régions du monde, nous rappelant que la terre appartient à Dieu, et qu’aux dons de sa grâce nous devons répondre par l’action de grâces (tel est le sens du mot eucharistie). La première lecture était tirée du Deutéronome, réécriture condensée des événements de l’Exode. C’est là qu’on trouve le cœur de la foi juive, le Shema Israël (Dt 6,4-5) : « Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’Unique. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toute ta force. » Mais, en réalité, c’est toute la liturgie de la Parole de ce dimanche qui est marquée par le Deutéronome.
Ainsi, saint Paul commence par citer ce livre : Tout près de toi est la Parole, elle est dans ta bouche et dans ton cœur (Dt 30,14). Pour Paul, la bouche sert à proclamer la Parole qui sauve. Quant au cœur, selon la tradition biblique, il est surtout l’organe de la volonté, et gère notre relation avec Dieu comme avec nos frères et sœurs. Dans ce passage de sa lettre aux Romains, saint Paul parle de la bouche et du cœur, mais ce faisant il livre aussi un bel exemple de la manière dont notre intelligence peut aider notre foi. Lui, l’ancien pharisien fin connaisseur des Saintes Écritures, affirme que le message de la foi est près de nous, dans notre bouche et dans notre cœur, car « c’est avec le cœur que l’on croit pour devenir juste, c’est avec la bouche que l’on affirme sa foi pour parvenir au salut ». Il crée ainsi un lien entre notre intelligence, notre bouche et notre cœur.
Dans l’évangile, saint Luc donne trois exemples qui résument « toutes les formes possibles de tentations ». Après son jeûne, Jésus a faim, et le diable le tente : Tu es le fils du patron, tu peux donc tout faire, y compris changer cette pierre en pain ! Mais Jésus cite le Deutéronome : L’homme ne vit pas seulement de pain. La suite de cette phrase précise : …, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu (Dt 8,3, version grecque). Ensuite, le diable prétend donner à Jésus tous les royaumes de la terre, comme s’ils lui appartenaient. Mais c’est un mensonge : comme dit saint Jean, le diable ment comme il respire, car il est « menteur et père du mensonge » (Jn 8,44). Pour accepter cette offre, il faudrait se prosterner devant lui, ce que Jésus refuse, en s’appuyant à nouveau sur le Deutéronome : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, à lui seul tu rendras un culte (Dt 6,13 ; 10,20). Réserver le culte à Dieu, c’est l’aimer « de tout son cœur, de toute son âme et de toute sa force » (Dt 6,5). Et l’amour du Père habite le cœur de son Fils, de toute éternité. Enfin, du haut du Temple de Jérusalem le diable invite Jésus à se jeter en bas, et il joue au pieux en prétendant s’appuyer sur l’Écriture : Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder ; et Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre (Ps 91/90,11-12). Mais faire servir la Parole de Dieu à un tel projet, c’est la trahir. Aussi Jésus répond-il par une nouvelle citation du Deutéronome : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu (Dt 6,16).
À chaque messe, avant de proclamer ou d’écouter l’évangile, nous nous signons sur le front, la bouche et le cœur. En signant notre front nous affirmons que la Parole de Dieu doit être accueillie par notre intelligence, qui vient de Dieu. Mais si nous mettons cette intelligence au service du mensonge et du mal, alors elle devient proprement diabolique, et justifiera tout et n’importe quoi : de fait, notre monde actuel est rempli de fake news, de désinformation, de théories complotistes. En nous signant sur notre bouche, nous reconnaissons qu’elle ne sert pas qu’à nourrir notre corps, mais aussi à entrer en relation avec Dieu et nos frères, pour leur parler de Dieu. La Parole de Dieu nous nourrit, et nous sommes poussés à la proclamer par toute notre vie et nos propres mots. Enfin, en nous signant le cœur, nous disons notre amour de Dieu et notre désir de nous laisser convertir et guérir par sa Parole. Frères et sœurs, profitons de ce carême pour purifier notre intelligence, l’usage de notre bouche et celui de notre cœur, en nous mettant à la recherche du vrai Dieu, et non plus des idoles. Amen.