Homélie (version développée) du fr. Luc Devillers OP pour le 14 avril 2022 (jeudi saint, C) – Abbaye de Boscodon
Ex 12,1-8.11-14 ; 1 Co 11,23-26 ; Jn 13,1-15
La messe du jeudi saint est dite « en mémoire de la Cène du Seigneur ». La Cène, cena en latin, désigne le repas de fin de journée. Si vous êtes allés en Terre sainte, vous avez pu visiter le Cénacle à Jérusalem : le mot cenaculum désigne une salle à manger. Les franciscains, gardiens des Lieux saints, ont bâti un couvent au lieu supposé du dernier repas pris par Jésus avec ses disciples.
Les deux premières lectures de ce soir ont évoqué deux Pâques. La Pâque célébrée par les Hébreux, en souvenir de leur sortie d’Égypte : « Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur. […] Ce jour-là sera pour vous un mémorial, une fête de pèlerinage. D’âge en âge vous la fêterez. » Puis, grâce à saint Paul, nous avons entendu le premier témoignage sur l’institution de l’eucharistie par Jésus : « La nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain […] Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne. » Les deux Pâques, la juive et la chrétienne, célèbrent un événement de salut : libération de l’esclavage pour Israël, libération du péché et de la mort pour les chrétiens.
Mais l’évangile de ce soir ne rapporte pas l’institution de l’eucharistie. À la place, il raconte le geste du lavement des pieds. Depuis la réforme liturgique de Vatican II, il est prévu de pratiquer ce rite après l’homélie – ou, dans les communautés monastiques, au chapitre entre frères ou sœurs. Mais ce n’est pas une obligation stricte ; l’essentiel est d’en retenir la portée. En lavant les pieds de ses disciples, Jésus ne nous fait pas la leçon, ni la morale, il ne donne pas le bon exemple pour que nous puissions l’imiter de façon puérile et servile. Il nous invite à voir comment Dieu agit avec nous : « Comprenez-vous ce que je viens de faire pour vous ? Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. » Jésus nous présente un Dieu de vie. Il est venu nous donner cette vie, raviver notre foi et notre espérance, faire de nous des témoins authentiques de l’amour de Dieu, de la charité.
En cette année 2022, je repense à mon grand-oncle Louis Poutrain, prêtre originaire du Pas-de-Calais qui fut curé dans le Champsaur pendant de longues décennies. Il y a exactement quarante ans (en 1982, peu avant sa mort en février 1983), il publiait un livre intitulé La déportation au cœur d’une vie (1). Il y raconte sa vie, mais surtout son expérience de la déportation dans les camps nazis. En effet, il fut dénoncé comme résistant, et déporté. Sa force physique ainsi que sa foi, mais aussi les soins quasi maternels que lui offrit un jeune déporté non baptisé, lui ont permis de sortir vivant de l’enfer. Même si à aucun moment il n’évoque le lavement des pieds, plusieurs de ses souvenirs et réflexions m’aident à comprendre ce geste. C’est pourquoi je me permets de citer plusieurs passages de son livre.
L’abbé Poutrain raconte comment son bref passage par Auschwitz a transformé sa vision du sacerdoce, et l’a préparé à vivre la nouveauté de Vatican II : « J’étais contraint de chercher la nourriture de ma vie sacerdotale à un râtelier qui n’était plus le sacré. Jadis, je trouvais cette nourriture dans ma messe quotidienne, dans ma participation aux exercices communautaires, dans l’administration des sacrements, dans la parole surtout : catéchismes, homélies, exposés de la foi, bref à l’intérieur d’un cadre dont j’étais partie prenante. Tout cela a disparu. Où trouver un autre râtelier sur cette terre brûlée ? […] Je ne pouvais le trouver qu’en moi-même : je le cherchais désormais dans le culte de l’homme. Je me décidais donc à cultiver la beauté et la noblesse de tous mes gestes d’homme, quels qu’ils soient : par exemple, curer les égouts, les pieds enfoncés dans la boue […] Bref, donner à tous mes gestes, même ceux dont l’apparence n’avait rien d’humain, valeur d’un témoignage de ma foi en le destin de l’homme […] Tout le devenir de mon sacerdoce trouve son origine dans ces huit jours vécus près du four crématoire, entre le 5 et le 13 mai 1944. J’allais descendre de mon piédestal pour me mêler, tout heureux, à la foule des hommes. J’allais le faire sans calcul, sans idée préconçue, simplement par pure nécessité. J’allais apprendre une nouvelle façon de regarder l’homme, acquérir un regard de prêtre qui ne soit plus déformé par le prisme du sacral et appuyer ce regard sacerdotal fraternellement sur l’homme.(2) »
Au début de son livre, mon grand-oncle évoque le camp de Compiègne où il attendait son départ pour la déportation. Devant tout le monde il vit venir à lui un général français. Celui-ci s’agenouilla devant lui à deux genoux, comme pour lui baiser les pieds ; puis il prit ses deux mains et les serra en silence. Et ce geste suscite un flash-back : « Il me revint alors à la mémoire la scène à laquelle j’avais assisté, vingt ans plus tôt, à Paris, dans la chapelle des missions étrangères de la rue du Bac. C’était à l’occasion d’une célébration d’un départ en mission. Le cérémonial utilisé en la circonstance prévoyait un rite inspiré par la Sainte Écriture : Ah ! qu’ils sont beaux les pieds du messager qui va sur les collines porter la Bonne Nouvelle ! [Is 52,7] Avant que l’assemblée ne se disperse, l’envoyé en mission vint s’asseoir face à l’assistance. Les dignitaires, l’un après l’autre, s’agenouillèrent devant lui et firent le geste de lui baiser les pieds […] Huit jours plus tard […] près des fours crématoires, j’ai vu clairement que mon sacerdoce, sur des routes nouvelles, me chargeait d’une mission.(3) »
Mon grand-oncle avait mis le geste de Compiègne en lien avec un rite d’envoi en mission, fondé sur l’oracle d’Is 52,7. Or, cet oracle d’Isaïe nous ramène encore au geste de Jésus. Car, après avoir lavé les pieds de ses disciples, Jésus leur dit : « Amen, amen, je vous le dis, un serviteur n’est pas plus grand que son maître, ni un envoyé plus grand que celui qui l’envoie » (Jn 13,16). Pour cette annonce du salut, Jésus a besoin d’êtres de chair et de sang, qui vont à pied en peinant sous le soleil. Laver leurs pieds, c’est honorer leur corps jusque dans ses plus humbles membres, sans lesquels il n’y aurait jamais eu de mission.
D’un geste banal d’esclaves et de subalternes, Jésus a fait aussi un acte prophétique : « Je suis au milieu de vous comme celui qui sert » (Lc 22,27). En annonçant sa mort prochaine, qui est déjà sa gloire et débouche sur le don de la vie, il livre le secret de sa Seigneurie. Il annonce comment Dieu ose s’approcher des hommes, et comment les hommes doivent servir Dieu en se servant les uns les autres dans l’amour. Alors, qui que nous soyons dans l’Église et dans la société, acceptons d’entrer dans le jeu de Dieu, puisque pour lui, servir c’est régner. Amen.
Notes :
(1) Louis Poutrain, La déportation au cœur d’une vie (Pourquoi je vis), Paris, Éd. du Cerf, 1982. Deuxième édition réalisée en 1993 par le Lycée professionnel Pierre-et-Louis-Poutrain (05260 Saint-Jean-Saint-Nicolas). (retour au texte)
(2) Ibid.p. 111…114. (retour au texte)
(3) Ibid.p. 15-16. (retour au texte)