Homélie 22e dimanche (28 août 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 28 août 2022 (22e dimanche T.O., C) – Abbaye de Boscodon
Si 3,17-18.20.28-29 ; He 12,18-19.22-24a ; Lc 14,1.7-14

La première lecture, du livre de Ben Sira, a été choisie parce qu’elle évoque l’humilité et son contraire, l’orgueil, tandis que l’évangile oppose celui qui vise la première place à celui qui va se cacher à la dernière. Mais, si nous en restons à ce petit jeu de chaises, nous ne tirerons pas grand-chose de ces lectures. Tout au plus y gagnerons-nous un enseignement très utilitaire, vague invitation au calcul intéressé, à la meilleure façon d’obtenir la meilleure place. Lorsque, dans les évangiles, Jésus nous invite à choisir la dernière place, nous pourrions effectivement être tentés de n’y voir qu’une combine pour arriver à nos fins. Mais est-ce bien cela son message ? Nous invite-t-il au calcul politique, à organiser en quelque sorte un efficace plan de carrière ? En rester à cela, c’est faire peu de cas de sa prédication dérangeante. La réalité est tout autre.
Mais pour y voir plus clair, commençons par relire la première lecture. Dans l’ancien lectionnaire, on appelait ce livre écrit en grec le Siracide, ou encore Ben Sirac, avec un C final qui n’a aucun sens. Son auteur se dit « Ben… », « fils », mais il est le petit-fils du véritable auteur, qui, lui, a écrit en hébreu : son petit-fils l’a traduit en grec. Or, le grand-père de Ben Sira s’appelait Jésus ! Nous voici donc conviés à écouter l’enseignement de deux Jésus : ce sage de Jérusalem, qui a écrit vers 180 avant notre ère, et le prédicateur de Nazareth, à la fin des années 20. Aujourd’hui, Ben Sira exhorte son lecteur à l’humilité. Mais ce terme « humilité » ne se lit que dans l’original hébreu, dont a retrouvé les deux-tiers. La traduction grecque, que l’on lit d’habitude, parle ici de « douceur » : « Mon fils, agis avec douceur en tout ce que tu fais » (traduction œcuménique). S’agit-il alors d’humilité ou de douceur ? Et si ces deux mots devaient cohabiter, s’associer et se soutenir l’un l’autre ? Tel est, en tout cas, le message de notre Jésus de Nazareth, qui déclare : « Je suis doux et humble de cœur » (Mt 11,29).
Cette invitation à la douceur comme à l’humilité nous permet d’éviter le piège d’une lecture superficielle de Ben Sira et de l’évangile : aucun des deux Jésus ne nous invite à simuler l’humilité pour gagner en réalité la meilleure place. La réalité est tout autre. En effet, douceur et humilité sont deux qualités de notre Jésus. Et ces qualités remontent plus haut encore, puisqu’elles nous dévoilent le vrai visage de Dieu, le secret de l’humilité chrétienne. Il ne s’agit pas d’une simple attitude morale qui obligerait l’être humain à se mettre plus bas que terre, à se reconnaître pour « un infâme vermisseau », afin de mieux honorer son Seigneur ! Non ! Devenir humble, faire le pari de l’humilité, en prendre le parti, c’est en réalité apprendre à ressembler un peu plus à notre Dieu, à ce Père très bon qui nous a créées à son image et ressemblance. Car, en réalité, Dieu seul est humble : nous ne le sommes qu’à moitié, qu’en partie, en devenir. Mais notre Dieu nous révèle ce qu’est l’humilité, et cela va de pair avec son infinie douceur. Dire que Dieu est humble, c’est découvrir que le Dieu de la Bible, le Dieu des chrétiens ne ressemble en rien aux dieux païens de l’antiquité, ni au dieu-Argent-Instinct de domination qui sévit toujours sur terre.
En ce sens, il est heureux que nous ayons aussi entendu ce passage de la lettre aux Hébreux. Le dimanche, la deuxième lecture n’est pas choisie en fonction de l’évangile, mais nous déroulons de dimanche en dimanche un écrit complet du Nouveau Testament. Et il se crée parfois d’heureuses rencontres. Car le passage que nous avons entendu oppose deux types de manifestation divine. Autrefois, il agissait à travers un énorme « Son et Lumière », comme pour en mettre plein la vue et plein les oreilles. Comme les dieux païens, dieux de l’orage, du soleil ou de la lune. Mais par la suite, c’est dans un silence discret que Dieu a choisi de se révéler, comme pour Élie sur le mont Horeb. Discrétion de Dieu, humilité de Dieu : de nombreux penseurs et mystiques chrétiens ont osé aborder la question de Dieu de cette manière, et ils ont vu juste (ainsi le jésuite François Varillon, auteur de L’humilité de Dieu en 1974). C’est bien ainsi que Dieu agit envers nous, et on lui reproche souvent son silence et sa trop grande discrétion. Mais c’est bien ainsi qu’il respecte infiniment sa création, et en premier lieu sa créature humaine, qu’il appelle à collaborer à son œuvre de salut. Alors, n’hésitons pas, et empruntons les chemins de la douceur et de l’humilité !