Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 23 avril 2023 (3e dim. de Pâques A) – Abbaye de Boscodon
Ac 2,14.22b-33 ; 1 P 1,17-21 ; Lc 24,13-35 (Emmaüs)
Dans le Nouveau Testament, seul saint Luc complète son évangile par un deuxième tome consacré aux débuts de l’Église. Durant le temps pascal, nous entendons toujours un passage des Actes en première lecture. Luc a l’art de raconter, et cela peut toucher les gens les plus simples, à commencer par les enfants. C’est cela, l’Évangile ! Ce n’est pas un message à apprendre par cœur, pour le répéter mécaniquement dans ses moindres détails. C’est un art de raconter dans lequel celui ou celle qui raconte s’engage personnellement. C’est pourquoi il y a quatre évangiles, quatre voix différentes, pour parler du même événement. Dieu a voulu que la richesse symphonique de nos différences favorise la communication de sa Bonne Nouvelle.
La première lecture nous a propulsés au jour de la Pentecôte : en citant le Psaume 15, Pierre annonce la résurrection de Jésus aux pèlerins venus à Jérusalem pour la fête. Mais l’évangile, lui, nous a ramenés au soir de Pâques, sur la route d’Emmaüs. Preuve que la cinquantaine du temps pascal ne fait qu’un tout. Or, seul un des deux disciples est nomné (Cléopas, ou Cléophas), l’autre reste anonyme. Pourquoi ? Saint Luc ne le dit pas. Mais souvent, dans la Bible, un personnage nous est présenté pour que nous ayons envie de lui ressembler, de l’imiter dans sa quête de Dieu. Et s’il ne porte pas de nom, c’est encore plus facile de se glisser en lui. Ainsi, chez saint Jean la Samaritaine n’a pas de nom, ni l’aveugle-né, ni le fameux « disciple que Jésus aimait » (couramment appelé Jean). Dans le récit d’Emmaüs, la présence d’un disciple désigné par son nom nous renvoie à l’histoire vécue par Jésus et ses proches. Mais la présence à son côté d’un anonyme nous permet de nous glisser dans sa peau : nous voici sur la route d’Emmaüs, tristes et désespérés par la mort de Jésus… C’est alors que la Bonne Nouvelle de la résurrection va nous saisir à l’improviste, comme ces gens qui ont eu le cœur brûlant quand Jésus leur a expliqué les Écritures, et qui l’ont reconnu à la fraction du pain.
Mais, puisque saint Luc aime associer un personnage féminin à un masculin, pourquoi ne pas imaginer que l’autre disciple d’Emmaüs soit une femme ? D’ailleurs, à Jérusalem et à Rome des artistes contemporains l’ont représenté en femme. Mieux encore : dès le ve siècle, le pape saint Léon prêchait ainsi : « À la fraction du pain, les yeux des convives [d’Emmaüs] s’ouvrent. Ils ont un bonheur bien plus grand, eux qui voient se manifester la glorification de leur nature humaine, que nos premiers parents qui conçoivent de la honte pour leur désobéissance(1). » Saint Léon fait le lien entre les disciples d’Emmaüs et Adam et Ève.
Le rapprochement avec la Genèse éclaire ces mots de saint Luc : « Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. » En commençant par Moïse (= le livre de la Genèse) : création de l’humanité au masculin et au féminin (Gn 1), puis récit du péché des origines (Gn 3). En outre, le récit d’Emmaüs contient une phrase qui en rappelle une du récit du premier péché : alors leurs yeux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus (Gn 3,7) / alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent (Lc 24,31) ! Emmaüs devient le symbole d’une humanité restaurée dans sa dignité par la parole et l’eucharistie du Ressuscité.
Mais pourquoi saint Luc, qui n’est jamais venu en Terre sainte, parle-t-il d’Emmaüs ? Un témoin des origines lui aurait-il parlé de cette bourgade ? Peut-être ; mais alors, pourquoi les trois autres évangiles n’en disent-ils rien ? Luc fait de l’histoire à la manière des historiens de l’Antiquité, ou à la manière d’un conteur ou d’un peintre : en interprétant. Or, dans la Bible un seul autre passage parle d’Emmaüs. Au deuxième siècle avant notre ère, les Juifs pieux ont affronté une immense armée païenne suréquipée. L’issue semblait fatale pour eux, mais Judas Maccabée leur dit : « Crions vers le Ciel : s’il veut bien de nous, il se souviendra de l’Alliance avec nos pères et il écrasera aujourd’hui cette armée, sous nos yeux. Alors, toutes les nations sauront qu’il y a un rédempteur et un sauveur pour Israël. » (1 M 4,10-11). Or, cette dernière phrase se retrouve presque à l’identique dans celle des disciples d’Emmaüs : Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël.
Pour saint Luc, toute l’Écriture – de la Genèse de Moïse jusqu’au livre des Maccabées – parle de la mission de Jésus : le salut de toute l’humanité. Passer du désespoir à la joie de Pâques, de la solitude du péché à la communion avec Dieu : voilà ce que nous sommes appelés à vivre. Voulez-vous entrer dans cette joie pascale ? Elle vous est offerte aujourd’hui, et encore demain. Amen.
Notes :
(1) LÉON LE GRAND, Homélie pour l’Ascension, dans Liturgie des Heures, Vol. II, Paris, AELF, 1980, p. 700.(retour au texte)