Homélie du fr. Luc Devillers 40 ans d’ordination, 12e dimanche (25 juin 2023) 

Homélie du fr. Luc Devillers pour le 40e anniversaire de son ordination,
dimanche 25 juin 2023 (12e dimanche du T.O. A) – Boscodon

Jr 20,10-13 ; Rm 5,12-15 ; Mt 10,26-33 (Jésus nous libère du péché, de la mort et de la peur)

Aujourd’hui je me souviens du 25 juin 1983, une journée très chaude à Toulouse au cours de laquelle j’ai été ordonné prêtre, il y a tout juste 40 ans. Et avec vous je veux en rendre grâce à Dieu. Cet anniversaire me renvoie à mon histoire familiale, qui croise celle du diocèse de Gap-Embrun : en effet, mon grand-oncle l’abbé Louis Poutrain a servi l’Église des Hautes-Alpes. Parmi les nombreuses figures de prêtres et de religieux de ma famille, c’est l’Oncle Louis qui m’a le plus marqué : or, il est décédé quelques mois avant mon ordination, en février 1983. Avec sœur Jeanne-Marie, qui avait entendu parler de lui et l’estimait, je suis allé à Saint-Jean-Saint-Nicolas (Champsaur), et j’ai assisté comme diacre Mgr Séguy qui présidait ses obsèques.
Originaire du Pas-de-Calais, ce frère de ma grand-mère maternelle fut d’abord vicaire à Boulogne-sur-Mer, dans les années 20 du siècle passé. Mais, pour des raisons de santé, il fut envoyé quelques mois dans les Hautes-Alpes. La guerre survenue, il a caché des Lorrains et des Alsaciens déserteurs ou réfractaires à la Wehrmacht, mais fut dénoncé et arrêté par la Gestapo. Sa déportation à Auschwitz, Buchenwald, Flossenbürg puis Janovice l’a profondément marqué. Après la guerre, en accord avec l’évêque d’Arras, il s’est mis pleinement au service du diocèse de Gap. Il a créé à Saint-Jean un centre d’apprentissage, devenu le Lycée Poutrain, meilleur lycée professionnel du sud-est.
Juste avant de mourir, mon Oncle Louis a publié un livre qui raconte comment son expérience de la déportation a transformé sa vie de prêtre. Il aurait voulu l’intituler « Au service de l’homme », mais le choix du titre appartient à l’éditeur et il en fut décidé autrement. Sur l’exemplaire qu’il m’a offert, il a inscrit cette dédicace : « à Frère Luc Devillers dont le visage révèle la joie, ce livre révèle ma joie d’être prêtre ». Dans son introduction, il a écrit ces lignes que je vous cite :
« Il est impensable que Jésus-Christ, mort sur la croix pour arracher l’homme à toute injustice, ait laissé passer cette souffrance sans la cueillir et la faire sienne. Mon sacerdoce me faisait peut-être l’obligation de substituer au culte du sacral et du divin, impensable en ce lieu, le culte de l’homme dans le sens où Paul VI utilisa cette expression. J’ai vu clairement qu’ici, à Birkenau, je devais troquer ma chasuble de célébrant pour la casquette du mendiant. Je rêvais de me tenir à la porte du four, tête nue par respect pour le passant, la casquette à la main comme le faisaient les pauvres du temps jadis à la porte des églises […] Dès lors, ma vie de déporté prenait son sens. […] Au cours de ma déportation j’ai constaté que le culte de l’homme, loin de me couper du sacral, me plongeait dans le divin : le respect dû à la dignité de l’homme fait partie de nos devoirs envers Dieu.(1) »
Aujourd’hui, je veux encore rendre grâce pour mes parents et pour l’ordre des Prêcheurs qui m’ont permis de trouver ma place dans l’Église. Mais aussi pour toutes celles et ceux qui m’ont marqué par leur vie au service de Dieu et de leurs frères et sœurs. Avec l’Oncle Louis, mes autres grands-oncles et grandes-tantes engagés dans le célibat au service du Christ furent de beaux exemples de vie menée à la lumière de l’Évangile, mais pas les seuls : aussi je rends grâce pour toutes celles et ceux qui m’ont parlé, souvent par leur seule attitude, de l’amour de Dieu pour l’humanité.
Aujourd’hui, me voici à Boscodon. Boscodon, souvenir de moines courageux qui, au xiie siècle, ont bâti cette magnifique abbatiale pour louer Dieu et accueillir les pèlerins et visiteurs occasionnels, comme probablement saint Dominique et saint Vincent Ferrier. Boscodon, renée depuis cinquante ans grâce à l’énergie folle et à l’audace évangélique de plusieurs hommes et femmes. Boscodon, réalisation humaine toujours fragile, mais qui ne pourra tenir que si elle reste au service de l’humanité, à la suite du Christ vainqueur du péché, de la mort et de la peur, dont nous ont parlé les lectures de ce dimanche. Ce lieu est fait pour la louange : alors, tous ensemble, louons le Dieu Vivant. Amen.

Notes :

(1) Louis Poutrain, La déportation au cœur d’une vie (coll. « Pourquoi je vis »), Paris, Éd. du Cerf, 1982, p. 18-19.(retour au texte)