Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la fête du Corps et du Sang du Seigneur (11 juin 2023, A), Boscodon
Dt 8,2-3.14b-16a ; 1 Co 10,16-17 ; Jn 6,51-58
Depuis le xiiie siècle, l’Église catholique honore le sacrement de l’Eucharistie par un office spécial, composé par notre frère dominicain saint Thomas d’Aquin. Un sacrement dans lequel le Christ se donne en nourriture. Mais comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ?, disaient les Juifs de l’évangile. Si nous sortons du petit monde des catholiques pratiquants, il faut bien reconnaître que les mots de Jésus, rapportés par le quatrième évangile, peuvent choquer et rebuter : Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Que veut dire l’Église quand elle nous invite à manger le corps du Christ et à boire son sang ? Serions-nous des anthropophages ? Devrions-nous boire du sang, comme des vampires ?
Non, bien sûr. Mais, pour comprendre cela, il nous faut revenir aux origines de notre foi, aux écrits du Nouveau Testament : les évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) rapportent que Jésus, la veille de sa passion, a pris du pain et du vin, les a offerts à ses disciples en leur disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps ! / Prenez et buvez, ceci est la coupe de mon sang ! » Saint Paul est le premier témoin de ce rite nouveau, enraciné dans la tradition juive. Dès les années 50 de notre ère, soit quelque vingt ans après la mort et la résurrection de Jésus, il rapporte dans sa Première Lettre aux Corinthiens que, la nuit où il était livré le Seigneur Jésus prit du pain… Ce matin, c’est un autre passage de la même lettre que nous avons entendu : La coupe de bénédiction que nous bénissons [est] communion au sang du Christ, le pain que nous rompons [est] communion au corps du Christ. Ces mots de Paul nous aident à comprendre ceux de Jésus. En effet, manger son corps et boire son sang n’a rien à voir avec une pratique de cannibales : c’est entrer en communion profonde, étroite, intime, avec lui qui est mort pour nous et nous a donné la vie. C’est donc recevoir la vie de Dieu, une fois de plus, un dimanche de plus, afin de nous laisser transformer peu à peu par le Dieu d’amour.
On fait souvent le lien entre l’eucharistie de Jésus et le repas pascal juif. Mais, au centre de ce repas se trouve l’agneau : chaque famille l’immolera à l’approche du soir, le rôtira au feu et le consommera pendant la nuit. Or, Jésus, qui pourtant est appelé l’Agneau de Dieu dans l’évangile de Jean et dans la liturgie de la messe, ne choisit pas l’agneau pascal pour se représenter. Il ne nous ordonne pas d’organiser un grand méchoui pour évoquer le don de sa vie, le don de son amour. Au contraire, il choisit deux éléments accessoires du repas : le partage du pain et d’une coupe de vin. Et ces deux aliments n’existent pas tels quels dans la nature : ils sont le résultat d’une collaboration entre la liberté créatrice de Dieu, Créateur de tout l’univers et donc des plantes comme le blé et la vigne, et l’ingéniosité de l’être humain qui a appris à travailler ces éléments naturels, pour leur donner un nouvel aspect, une nouvelle fonction et un nouveau goût.
Ainsi, gagner son pain à la sueur de son front signifie s’engager de tout son être dans la construction de sa vie et de celle de nos proches ; et boire le vin qui « réjouit le cœur de l’homme », comme dit un psaume, c’est exprimer le besoin de fête par une certaine ébriété que procure l’alcool contenu dans cette boisson. Déjà le Deutéronome, entendu en première lecture, allait dans ce sens. Le peuple d’Israël était invité à se rappeler ce qui s’est passé au désert : « Le Seigneur ton Dieu […] t’a fait sentir la faim, et il t’a donné à manger la manne – cette nourriture que ni toi ni tes pères n’aviez connue – pour que tu saches que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur. » La manne, nourriture nouvelle, nous rappelle que « l’homme passe l’homme » comme disait Pascal. Certes, l’homme a besoin de pain pour vivre ; et le scandale de la famine qui sévit toujours dans une grande partie de l’humanité ne peut nous le faire oublier. Mais il a besoin de plus, d’un supplément d’âme, d’un air de fête, que lui procure le vin de l’eucharistie, l’ivresse de l’Esprit, ou la Parole de Dieu qui sort de sa bouche.
Travail quotidien et temps de fête sont donc réunis dans ce rite pour dire notre attachement au Dieu vivant, pour affirmer que toute vie vient de lui et qu’il veut nous la donner en abondance. Dans ce sacrement, Dieu nous associe à son œuvre pour que nous construisions avec lui la Jérusalem nouvelle, son Royaume, la Maison aux nombreuses demeures dans laquelle il nous invite pour l’éternité.