Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la fête de la Toussaint, 1er novembre 2023 – Boscodon
(Ap 7,2… 14 ; Ps 23 (LXX) ; 1 Jn 3,1-3 ; Mt 5,1-12)
Comme le reste de cette abbatiale, l’espace liturgique que nous occupons ce matin, le chœur, est marqué par le nombre d’or. Rien de magique ni d’ésotérique là-dedans, mais une certaine symbolique que les anciens connaissaient, ou du moins pressentaient, et qui échappe en grande partie à nos cerveaux modernes. Comme la Jérusalem nouvelle de l’Apocalypse, le chœur de l’abbatiale de Boscodon est bâti sur le nombre 12 : la largeur et la profondeur sont de 12 coudées (la hauteur aussi, jusqu’à la corniche ; mais laissons-la de côté). 12 × 12 = 144. L’espace que nous occupons est donc de douze coudées au carré, soit 144. Multipliez ce chiffre par 1000, lui-même multiple de 10 pour signifier l’abondance, et ce 144 devient 144000 : autrement dit cette « foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues », et que le voyant de l’Apocalypse découvre après en avoir entendu la liste. Contrairement à ce que pensent certaines sectes qui prennent les expressions bibliques au pied de la lettre, les cent quarante-quatre mille élus ne sont pas un petit groupe fermé sur lui-même, définitivement bouclé, mais une foule immense et bigarrée… à l’image de notre humanité.
Lorsque nous célébrons la multitude des saints, nous n’ajoutons rien à leur bonheur, puisqu’ils sont déjà « dans le sein du Père » (Jn 1,18). Mais c’est nous-mêmes que nous stimulons, afin que nous ayons l’audace, la simplicité et assez de confiance en Dieu pour oser nous lancer à notre tour sur la voie de la sainteté. Avec le désir de rejoindre tous ceux qui nous ont précédés. Et soyons-en sûrs : Dieu ne ferme la porte à personne !
Peut-être alors me direz-vous que je brade le Ciel, que j’écarte de notre chemin toute difficulté, toute épreuve, et que j’ouvre large la porte pour que tous s’y engouffrent ? Non. Je ne vous chanterai pas le refrain « Nous irons tous au paradis », car ce serait contraire aux Écritures, et surtout cela nous ôterait le grand privilège que nous avons reçu de Dieu : la liberté. Dieu veut que chacun de nous aille le rejoindre pour une grande fête éternelle, il nous invite à sa table, il nous ouvre sa porte. Mais il ne peut violer notre liberté. La fête de ce jour, qui se prolongera demain par la prière pour les défunts, cette fête attend de nous une réponse libre et joyeuse.
Une fois que notre OUI est donné – et ce n’est jamais fait une fois pour toutes, chaque matin nous recommençons à vivre et pouvons renouveler notre OUI –, il nous reste à savoir comment vivre pour être à la hauteur de notre désir, et du désir de Dieu. Il suffit alors de relire les lectures de ce jour : « Qui peut gravir la montagne du Seigneur et se tenir dans le lieu saint ? L’homme au cœur pur, aux mains innocentes, qui ne livre pas son âme aux idoles […] Voici Jacob qui recherche ta face ! » Cherchons la face de Dieu, car saint Jean nous affirme que « dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais [que] ce que nous serons n’a pas encore été manifesté » ; et « quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est », lui qui est notre Père, nous qui sommes en vérité ses enfants.
Comment faire, alors, pour obtenir un cœur pur, une âme qui ne se livre pas aux idoles qui pullulent dans notre monde ? Relisons les Béatitudes, et prenons-les au sérieux. Certes, si nous sommes lucides et honnêtes, nous constaterons que nous sommes loin de les vivre pleinement. C’est normal : l’homme des Béatitudes, le portrait-robot qui se détache de ces quelques phrases lancées par Jésus, c’est Jésus lui-même. Mais si nous le laissons habiter notre vie, envahir notre cœur avec son Esprit de feu, alors nous pourrons avancer sur le difficile chemin des Béatitudes, abandonner tout ce qui nous empêche de courir sur la voie des commandements de Dieu… et nous parviendrons au sommet de la montagne sainte de Dieu, plus haute, plus belle encore que toutes les montagnes qui entourent Boscodon et font notre joie au quotidien.
Être saint ou le devenir peu à peu, voilà notre vocation humaine. Ce n’est pas notre œuvre propre, comme si nous pouvions forger nous-mêmes notre sainteté. C’est le fruit de la collaboration entre notre pauvre volonté humaine et la puissance du Christ et de son Esprit. Voilà ce que l’ange disait au voyant de l’Apocalypse, à propos des élus vêtus de blanc : « Ils viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau. » Ce qui les sauve, ce qui nous sauve, c’est le sang du Christ, qui a donné sa vie par amour de son Père et de notre humanité. La Pâque du Christ est la seule grande épreuve qui nous est proposée. À nous de la saisir. Amen.