Homélie Toussaint (1er novembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la fête de la Toussaint, 1er novembre 2023 – Boscodon
(Ap 7,2… 14 ; Ps 23 (LXX) ; 1 Jn 3,1-3 ; Mt 5,1-12)

Comme le reste de cette abbatiale, l’espace liturgique que nous occupons ce matin, le chœur, est marqué par le nombre d’or. Rien de magique ni d’ésotérique là-dedans, mais une certaine symbolique que les anciens connaissaient, ou du moins pressentaient, et qui échappe en grande partie à nos cerveaux modernes. Comme la Jérusalem nouvelle de l’Apocalypse, le chœur de l’abbatiale de Boscodon est bâti sur le nombre 12 : la largeur et la profondeur sont de 12 coudées (la hauteur aussi, jusqu’à la corniche ; mais laissons-la de côté). 12 × 12 = 144. L’espace que nous occupons est donc de douze coudées au carré, soit 144. Multipliez ce chiffre par 1000, lui-même multiple de 10 pour signifier l’abondance, et ce 144 devient 144000 : autrement dit cette « foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues », et que le voyant de l’Apocalypse découvre après en avoir entendu la liste. Contrairement à ce que pensent certaines sectes qui prennent les expressions bibliques au pied de la lettre, les cent quarante-quatre mille élus ne sont pas un petit groupe fermé sur lui-même, définitivement bouclé, mais une foule immense et bigarrée… à l’image de notre humanité.
Lorsque nous célébrons la multitude des saints, nous n’ajoutons rien à leur bonheur, puisqu’ils sont déjà « dans le sein du Père » (Jn 1,18). Mais c’est nous-mêmes que nous stimulons, afin que nous ayons l’audace, la simplicité et assez de confiance en Dieu pour oser nous lancer à notre tour sur la voie de la sainteté. Avec le désir de rejoindre tous ceux qui nous ont précédés. Et soyons-en sûrs : Dieu ne ferme la porte à personne !
Peut-être alors me direz-vous que je brade le Ciel, que j’écarte de notre chemin toute difficulté, toute épreuve, et que j’ouvre large la porte pour que tous s’y engouffrent ? Non. Je ne vous chanterai pas le refrain « Nous irons tous au paradis », car ce serait contraire aux Écritures, et surtout cela nous ôterait le grand privilège que nous avons reçu de Dieu : la liberté. Dieu veut que chacun de nous aille le rejoindre pour une grande fête éternelle, il nous invite à sa table, il nous ouvre sa porte. Mais il ne peut violer notre liberté. La fête de ce jour, qui se prolongera demain par la prière pour les défunts, cette fête attend de nous une réponse libre et joyeuse.
Une fois que notre OUI est donné – et ce n’est jamais fait une fois pour toutes, chaque matin nous recommençons à vivre et pouvons renouveler notre OUI –, il nous reste à savoir comment vivre pour être à la hauteur de notre désir, et du désir de Dieu. Il suffit alors de relire les lectures de ce jour : « Qui peut gravir la montagne du Seigneur et se tenir dans le lieu saint ? L’homme au cœur pur, aux mains innocentes, qui ne livre pas son âme aux idoles […] Voici Jacob qui recherche ta face ! » Cherchons la face de Dieu, car saint Jean nous affirme que « dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais [que] ce que nous serons n’a pas encore été manifesté » ; et « quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est », lui qui est notre Père, nous qui sommes en vérité ses enfants.
Comment faire, alors, pour obtenir un cœur pur, une âme qui ne se livre pas aux idoles qui pullulent dans notre monde ? Relisons les Béatitudes, et prenons-les au sérieux. Certes, si nous sommes lucides et honnêtes, nous constaterons que nous sommes loin de les vivre pleinement. C’est normal : l’homme des Béatitudes, le portrait-robot qui se détache de ces quelques phrases lancées par Jésus, c’est Jésus lui-même. Mais si nous le laissons habiter notre vie, envahir notre cœur avec son Esprit de feu, alors nous pourrons avancer sur le difficile chemin des Béatitudes, abandonner tout ce qui nous empêche de courir sur la voie des commandements de Dieu… et nous parviendrons au sommet de la montagne sainte de Dieu, plus haute, plus belle encore que toutes les montagnes qui entourent Boscodon et font notre joie au quotidien.
Être saint ou le devenir peu à peu, voilà notre vocation humaine. Ce n’est pas notre œuvre propre, comme si nous pouvions forger nous-mêmes notre sainteté. C’est le fruit de la collaboration entre notre pauvre volonté humaine et la puissance du Christ et de son Esprit. Voilà ce que l’ange disait au voyant de l’Apocalypse, à propos des élus vêtus de blanc : « Ils viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau. » Ce qui les sauve, ce qui nous sauve, c’est le sang du Christ, qui a donné sa vie par amour de son Père et de notre humanité. La Pâque du Christ est la seule grande épreuve qui nous est proposée. À nous de la saisir. Amen.

Homélie 30e dimanche (29 octobre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 29 octobre 2023 (30e dim. du TO A) – Boscodon
Ex 22,20-26 ; 1 Th 1,5c-10 ; Mt 22, 34-40

En décrivant l’attention au plus démuni de manière si détaillée, le livre de l’Exode nous l’a clairement dit : même l’immigré a droit au soutien des membres du peuple d’Israël, car ceux-ci doivent se souvenir de leur condition d’immigrés en Égypte. Or, toutes ces prescriptions de la Bible juive – « la Loi et les Prophètes », cette dernière catégorie intégrant les psaumes et les écrits de sagesse –, Jésus les résume en peu de mots : aimer Dieu et son prochain sont les deux commandements principaux, et ils n’en font qu’un. En peu de mots, mais en beaucoup d’actes. Car aimer Dieu de tout son cœur ne se fait pas en un quart d’heure ; cela nécessite un travail progressif, qui dure toute la vie. Un chemin de conversion qui invite à la patience, envers soi-même, envers les autres. Envers Dieu aussi, car il ne se manifeste pas à tout bout de champ et en direct sur notre route personnelle.
Dans sa lettre aux Romains, saint Paul va encore plus loin, et résume toute la Loi en un seul commandement (Rm 13,8…9) : « Celui qui aime les autres a pleinement accompli la Loi [… Tous les commandements] se résument en cette parole : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même.” » Pour saint Paul, vivre c’est le Christ : peut-on alors imaginer un seul instant qu’il ait voulu revoir la copie de son Seigneur, faire mieux que lui ? Bien sûr que non. Mais ce double résumé des Écritures, d’abord par Jésus puis par Paul, nous alerte sur un point essentiel de notre foi : Dieu reste pour le moment invisible, c’est dans le Royaume que nous pourrons voir notre Père face à face. Sur cette terre, le seul moyen que nous avons de vérifier un peu l’authenticité de notre amour de Dieu, c’est notre amour du prochain ! À la fin du premier siècle, la Première lettre de Jean redira cela avec des mots sans équivoque (1 Jn 4,20) : « Si quelqu’un dit : “J’aime Dieu”, alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas. »
Mais peut-être que, dans sa limpidité, l’évangile de ce jour nous paraîtra d’une simplicité trop enfantine ? Notre foi serait-elle donc faite pour les gens simples, « Niveau 1 » des Mots fléchés de nos vacances ? Et pourquoi pas, après tout ? En effet, la théologie nous enseigne que Dieu est le seul être simple ! Nous, les humains, nous sommes compliqués ; bien plus que les autres créatures, car nous avons la capacité de refuser l’amour de Dieu. Or, les termes simple et compliqué (ou complexe) sont de la même racine : leur terminaison –ple, –pliqué ou –plexe, vient du mot « pli ». Dire que Dieu est simple, c’est dire qu’il est sans (le moindre) pli ! Dieu est simple, parce qu’il est la perfection absolue, l’amour parfait, l’être le plus désapproprié de lui-même, entièrement donné à sa Création qu’il a appelée à l’existence par amour. Et parler de la Trinité ne rend pas les choses plus complexes, puisque c’est affirmer que Dieu est amour. Or, l’amour tend à se communiquer. Le Père aime donc éternellement le Fils, le Fils aime le Père, et l’Esprit Saint est cet amour qui circule de l’un à l’autre et qui, à l’initiative du Père source de toute vie, va donner vie à notre univers. Et, au sein de cet univers, Dieu choisira librement de créer l’humanité à son image et ressemblance.
En nous créant ainsi par amour, Dieu nous a donné une part de sa liberté. Et si le mal envahit notre terre et notre cœur, il ne vient pas de lui, mais de notre liberté utilisée à contresens de l’amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne sommes pas des êtres simples, mais complexes, et même compliqués ! Voilà pourquoi une des plus belles prières est le Ps 85/86,11, un cas unique dans la Bible où nous disons : « Unifie mon cœur pour qu’il craigne ton Nom ! » La tradition juive dit que notre cœur est divisé : il a un bon penchant, mais aussi un mauvais. Vouloir restaurer l’unité de notre cœur ne consiste pas à chasser ce mauvais penchant, mais à le redresser, afin qu’avec le bon il ne fasse plus qu’un : un seul cœur, tout donné à Dieu et au prochain. Alors, comme saint Paul nous l’a dit tout à l’heure, « détournons-nous des idoles, afin de servir le Dieu vivant et véritable ! » C’est la grâce que je vous souhaite. Amen !

Homélie 27e dimanche (8 octobre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 8 octobre 2023 (27e dim. du TO A) – Boscodon
Is 5,1-7 ; Ph 4,6-9 ; Mt 21,33-43 (les vignerons homicides)

Parmi les nombreuses paraboles de Jésus, celle des vignerons homicides est l’une des plus délicates à interpréter : « Ces misérables, il les fera périr misérablement. Il louera la vigne à d’autres vignerons, qui lui en remettront le produit en temps voulu. » Dans la version de saint Matthieu que nous venons d’entendre, l’interprétation de la finale peut facilement déraper vers l’antisémitisme, car Jésus ajoute : « Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une “nation” qui lui fera produire ses fruits. » Les spécialistes se demandent de quelle « nation » parle Jésus : plutôt un groupe de croyants qui feront le travail oublié par les élites religieuses d’Israël, mais pas une nouvelle nation à la place d’Israël. Hélas ! des prédicateurs chrétiens ont cru et dit que tout Israël sera privé du royaume de Dieu, contrairement aux païens. Or, saint Paul a écrit ceci aux chrétiens de Rome : « Par rapport à l’Évangile, ils sont des adversaires, et cela à cause de vous ; mais par rapport au choix de Dieu, ils sont des bien-aimés, et cela, à cause de leurs pères. Les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance » (Rm 11,28-29). Depuis la Seconde Guerre Mondiale, un travail de réconciliation et d’écoute, de meilleure connaissance et estime réciproque, a été entrepris par les Églises et les instances du judaïsme. Certains discours chrétiens gardent cependant des traces d’antisémitisme. C’est ce que Jules Isaac, un auteur juif qui a perdu sa femme et sa fille dans la Shoah mais dit sa « ferveur à l’égard d’Israël […] et à l’égard de Jésus, fils d’Israël », appelait « l’enseignement du mépris ».
L’histoire racontée par Jésus évoque le passage d’Isaïe entendu en première lecture : « La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël. » Dieu aime  Israël : « Je veux chanter pour mon ami le chant du bien-aimé à sa vigne. » Dieu qui est amour crée par amour, il crée l’humanité à son image pour associer d’autres êtres libres à sa joie. S’il choisit Israël − Isaïe dira même qu’il le crée (Is 43,1) – c’est pour lui donner sa Parole de vie, sa Tora, comme une lumière pour tous les hommes (voir Ps 118/119,105). Le Dieu de la Bible est le Dieu vivant, il donne la vie et aime la voir fleurir et fructifier. Dès la première page de la Bible, il crée l’humanité pour qu’elle soit féconde, pour qu’elle porte du fruit (Gn 1,28).
La vigne de Dieu doit donc produire du fruit. Or, l’expérience d’Isaïe, comme celle de tous les prophètes et de Jésus, c’est que les êtres humains sont durs d’oreille et de cœur, réticents à faire la volonté de Dieu. Plutôt que d’entrer dans la dynamique de la vie, ils choisissent souvent la mort. Le saint pape Jean Paul II dénonçait cette « culture de la mort » qui envahit notre monde actuel, en totale opposition à la « culture de la vie » de l’évangile. Les hommes rejettent le message de vie, les fruits attendus ne sont pas là. Isaïe est amer devant le refus de son peuple d’écouter la voix de Dieu. Mais il y a pire : dans les diverses traditions religieuses, les envoyés de Dieu sont souvent persécutés et mis à mort. Tel est le sort qui attend Jésus, et à la fin de son ministère de prédication il le sait.
La conclusion de cette parabole serait tragique si Jésus n’ajoutait pas une citation du Ps 117/118 : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ! » Ce verset renverse le mouvement qui allait vers la mort, et la liturgie du temps pascal en a fait un refrain qui résume bien l’audace de la foi chrétienne : oui, du mal, Dieu est capable de tirer un plus grand bien ; haine, violence et mort n’ont plus le dernier mot. En Jésus, le prophète mis à mort et ressuscité, la vie de Dieu a triomphé ! Aussi, quelles que soient les difficultés et soucis que nous pouvons rencontrer, entendons l’appel de Paul : « Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, priez et suppliez, tout en rendant grâce, pour faire connaître à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu […] gardera vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus. » Il ne tient qu’à nous que ce passage de la mort à la vie, du désarroi à la paix, s’accomplisse dans notre existence personnelle et communautaire : « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde ! » Amen.

Homélie 25e dimanche (24 septembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers pour le 24 septembre 2023 (25e dim. du TO A) – Abbaye de Boscodon
Is 55,6-9 ; Ph 1,20c-24.27a ; Mt 20,1-16

Nos sociétés industrialisées ont progressivement mis au point des législations relatives au droit du travail. Mais si nous abordons la parabole des ouvriers de la onzième heure avec un regard de syndicaliste, ou tout simplement d’honnête citoyen soucieux de justice sociale, nous ne pouvons que crier au scandale devant l’histoire que Jésus nous raconte. En réalité, il nous parle du Royaume de Dieu, et de l’invitation que Dieu lance à tous les êtres humains, pour qu’ils découvrent la joie de vivre avec lui. Or, pour le dire, Jésus aime inventer des histoires suggestives, mais souvent dérangeantes.
Ce matin, ce qui pose problème est clair : les ouvriers de la première heure protestent vigoureusement, en disant, à propos des derniers venus : « Ceux-là n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur ! » Dans une société démocratique, qui prétend avoir soin de chaque citoyen, c’est tout à fait injuste. Bien des peuples qui manquent gravement de liberté, qui subissent de graves inégalités de niveau de vie, et où rien n’encourage l’estime et le soutien réciproque des citoyens, à l’image d’une belle fratrie de sang ou d’esprit, nous envient la devise de notre pays : Liberté, Égalité, Fraternité ! Et pourtant, notre pays qui se targue d’être la maison-mère des droits humains semble lui aussi bien mal en point. Mais sa devise mérite notre respect, et je suis convaincu qu’elle est d’origine chrétienne. Par exemple, les trois vœux que les religieux s’engagent à vivre – d’obéissance, de pauvreté et de chasteté – n’ont de sens que s’ils permettent de vivre d’une façon heureuse ces belles intuitions que sont la liberté, l’égalité et la fraternité.
Mais revenons à la parabole de ce jour. Pourquoi Jésus aime-t-il nous provoquer, choquer ses auditeurs, ou du moins les interpeller en leur racontant une histoire somme toute assez invraisemblable ? Parce qu’il ne nous parle pas de la vie en société démocratique sur cette terre, mais oriente nos esprits et nos cœurs vers la venue du Royaume de Dieu. Or, dans l’accès au Royaume de Dieu, c’est-à-dire au salut, à la vie éternelle, il n’y a pas de loges réservées, de fauteuils d’orchestres, de petits strapontins de côté et de places debout au dernier étage du théâtre : tous sont traités à égalité, qu’ils aient été croyants, pieux et saints depuis de longues années, ou qu’ils soient de jeunes convertis, touchés par le message de l’Évangile peu avant leur mort, et parfois après une longue vie d’errance dans diverses addictions mortifères.
Ce n’est pas évident, pour des êtres humains toujours un peu préoccupés d’eux-mêmes d’abord, de raisonner comme Jésus nous le propose. Rappelez-vous l’histoire des deux fils de Zébédée, où saint Matthieu met en scène leur brave maman, qui demande à Jésus la faveur de deux bons fauteuils de vice-premiers-ministres pour ses deux fils chéris. Jésus répond qu’il ne peut rien faire, que cela relève du bon vouloir du Père. Avec la parabole de ce matin, il nous dévoile un peu plus ce que désire son Père : donner à tous ses enfants bien-aimés le même salaire, c’est-à-dire le même accès à lui, la même intimité avec lui. Dans le Royaume, il n’y a pas de chouchous ni de « sauvés de seconde zone », mais tous, y compris les rattrapés de la dernière minute, bénéficient du même salaire : la découverte définitive de notre Père des Cieux, et de son amour éternel.
Alors, on comprend pourquoi le lectionnaire liturgique nous fait entendre, en première lecture, ces mots de Dieu transmis par Isaïe : « Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur ! » Si la justice sociale nous fait respecter la dignité de nos frères et sœurs, la justice du Royaume est bien plus large, et consiste à ajuster notre voix à la voix de Dieu, à chanter juste avec lui, à regarder, sentir, appréhender les réalités, et surtout nos frères et sœurs, comme lui. Bref : à apprendre à penser comme le Père, à quitter nos chemins de traverse pour nous engager résolument sur celui qu’il nous trace. Car, dit le psalmiste : « La bonté du Seigneur est pour tous, sa tendresse, pour toutes ses œuvres. » Avec saint Paul, demandons à Dieu de nous donner « un comportement digne de l’Évangile du Christ ». Amen.

Homélie 22e dimanche (3 septembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 3 septembre 2023 (22e dim. du TO A) – Boscodon
Jr 20,7-9 ; Rm 12,1-2 ; Mt 16,21-27

Renoncer à soi-même, offrir en sacrifice sa personne tout entière : ces mots de Jésus et saint Paul peuvent choquer. La foi en Jésus serait-elle un frein à notre épanouissement, à notre liberté, à notre désir de vivre comme bon nous semble ? Bien des gens l’ont pensé, beaucoup le pensent encore. Parmi eux, certains anciens chrétiens : une épreuve jugée trop lourde, un pépin dans la vie, ou tout simplement une réflexion bousculée par les fameux « maîtres du soupçon », comme Paul Ricoeur appelait Nietzsche, Marx et Freud, les ont amenés à renoncer à la foi, jugée infantile, ou oppressante.
Notre monde est en surchauffe. En ce mois de septembre, dénommé par les Églises Temps de prière pour la Création, nous nous repentons, en tant qu’humanité – et spécialement nous les habitants des pays riches – d’avoir participé fortement à la dégradation de la nature : détérioration climatique, excès dans le froid comme dans le chaud, coups de vent d’une force inouïe, vagues déferlant sur les villes de bord de mer. Et cela va de pair avec l’immigration des peuples pauvres du sud, et les blocages de notre Vieille Europe. Violences des guerres civiles et internationales, en Ukraine, dans plusieurs pays d’Afrique et dans tant d’autres parties du globe. Violences urbaines aussi, règlements de comptes entre gangs de la drogue, manifestations populaires s’achevant dans le pillage en règle d’une mairie ou d’un tribunal… La liste est longue, qui incite au pessimisme.
Mais nous voici rassemblés pour nous tourner vers le Dieu vivant, notre Père, et lui confier toutes nos détresses et celles de nos contemporains, pour recevoir de lui une parole de réconfort. Malgré la persistance des idées transmises par les « maîtres du soupçon », n’hésitons pas à relever la tête et à dire : oui, nous croyons en Dieu, nous croyons que Dieu n’est pas un fantasme né de notre imagination puérile, nous savons que l’être humain et le monde créé qui nous entoure valent bien mieux que ces petits calculs égoïstes et animés par la violence, et finalement par la peur.
Alors, forts de notre foi, nous pouvons prendre au sérieux la parole de Jésus, si déconcertante, si exigeante, car nous croyons qu’elle est source de vie : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. »
Alors, oui, les mots de saint Paul peuvent résonner dans nos cœurs : « Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait. » Le monde présent, nous ne le connaissons que trop bien, puisque c’est le nôtre. Nous sommes membres de cette société humaine devenue folle, qui ne sait plus à quel saint se vouer, qui est prête à tous les excès puisque plus rien n’a de sens à ses yeux. Alors, écoutons l’apôtre qui nous dit de ne pas nous laisser prendre au piège des idées trompeuses du monde, de ses sirènes de malheur. C’est « au nom de la tendresse de Dieu » que Paul nous exhorte à nous laisser transformer par l’accueil de la volonté de Dieu. Car la partition que le Seigneur nous donne à jouer, ou à chanter, est une ode à la vie.
Cette vraie vie n’est pas seulement la vie pour plus tard, pour après la mort. Non, la vie de Dieu nous est déjà donnée : de par notre baptême elle nous habite, elle innerve tout notre être physique, psychique, intérieur. Chacune et chacun de nous a pu, au moins une fois dans son histoire, faire l’expérience de cette proximité de Dieu, de sa force qui nous permet de tenir, d’avancer, d’aimer les autres en vérité, de les soutenir et de leur pardonner si nécessaire. La vie de Dieu, laissons-la se saisir de nous !
Ce matin Jérémie, le plus christique des prophètes d’Israël, avoue devant nous que le Seigneur l’a séduit, et mené là où il n’aurait pas voulu aller de lui-même. Car tous autour de lui se moquaient de lui, au point qu’il voulait abandonner son Dieu. Mais ça a été plus fort que lui : la parole de Dieu « était comme un feu brûlant dans [s]on cœur », il s’est laissé envahir à nouveau par son Dieu. Et nous, avec Jérémie, avec Jésus, Paul et le psalmiste, disons tous : « Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube : mon âme a soif de toi […] tu seras la louange de mes lèvres ! […] Comme par un festin je serai rassasié […] je crie de joie à l’ombre de tes ailes. » Amen.

Homélie Assomption (15 août 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la fête de l’Assomption (15 août 2023), Abbaye de Boscodon
Ap 11,19a… – 12,10b ; 1 Co 15,20-27a ; Lc 1,39-56

Avez-vous déjà regardé de près le christ qui trône au-dessus de l’autel, au chevet de cette abbatiale ? Sculpté par le fr. Isidore dans un poirier du village, il accueille chaque personne qui entre dans l’église, quelles que soient ses convictions et sa situation. Il n’est pas souffrant, et n’est même pas cloué sur une croix. Cependant, la croix n’est pas évacuée, pas oubliée : bien au contraire, c’est Jésus lui-même qui est en forme de croix, comme pour nous rappeler que la croix ne nous sauve pas si elle n’est pas SA croix, le signe concret de l’amour fou de Dieu pour notre humanité. Le vendredi saint n’est donc pas ignoré, mais il est déjà illuminé par la joie de Pâques. Jésus a de grands yeux, comme sur les icônes ou les chapiteaux romans ; et, avec ses mains largement ouvertes, il accueille tout le monde. Mais regardez les pieds de Jésus : alors que sa tête est grande, ses pieds sont tout petits et légers. Ce n’est pas une erreur du sculpteur : c’est pour évoquer son envol, son ascension auprès du Père.
Dimanche dernier, le fr. Régis a évoqué cette ascension de Jésus. Pour nous dire qu’elle nous libérait de nos pesanteurs. Oui, quel que soit le régime que l’on peut suivre, alimentaire, sportif ou spirituel – à la manière de Hildegarde de Bingen, par exemple, qui sera honorée ici dimanche prochain –, nous resterons toujours, jusqu’à la fin de notre vie terrestre, un peu engoncés dans notre vêtement de chair, trop pesant pour nous laisser nous envoler au ciel. Cela veut-il dire que nous ne sommes pas faits pour le ciel ? Certainement pas. Mais cela, justement, nous remet à notre juste place : nous sommes d’humbles créatures de Dieu, certes très aimées et destinées par lui à un avenir extraordinaire, mais créatures tout de même. Et notre salut, ce n’est pas nous qui le faisons à coup d’exploits sportifs, comme ceux qui animent la région d’Embrun en ce jour. C’est le Christ qui nous emmène dans la gloire de Dieu, par le mystère de son ascension.
Aujourd’hui, nous ne faisons pas mémoire de l’ascension de Marie dans le ciel, comme si elle y allait avec ses propres forces. Nous faisons mémoire de son assomption : elle est assumée, autrement dit prise en charge par le Ressuscité qui vient la chercher dans le royaume des morts, sans lui permettre de connaître la corruption de la chair, pour l’entraîner dans le royaume de Dieu, celui des vivants qui nous est promis.
Le premier fruit de la croix de Jésus fut le Bon larron, ce malfaiteur condamné à la croix en même temps que lui, et qui a vu sa prière exaucée d’une façon mille fois plus belle que ce qu’il pouvait oser demander ou imaginer : « Aujourd’hui, lui dit Jésus, avec moi tu seras dans le Paradis. » Dès le jour de sa mort cet homme est donc entré avec Jésus dans la gloire. Mais a-t-il une dernière fois exercé son activité de voleur, en coupant la file et en passant devant Marie, la Mère de Jésus ? Non. Il a reçu de Jésus la promesse que son itinéraire humain sur terre était heureusement achevé, qu’il était pleinement sauvé. Cependant, son corps sera porté en terre, et comme celui de tous nos proches – même ceux qui auront subi une crémation, volontaire ou involontaire – il devra reposer quelque temps dans l’attente de la résurrection des corps. Car nos corps sont promis à la résurrection, mais d’une façon que nous ignorons et qui est l’affaire de Dieu. Affirmer notre foi en la résurrection de la chair, comme nous le faisons le dimanche et pour les grandes fêtes comme aujourd’hui, c’est affirmer la dignité de chaque être humain, irremplaçable, unique, précieux aux yeux de Dieu. Or, un être humain n’est pas que spirituel, il a un corps, une chair.
Dans le cas de Marie, la foi nous dit que pour elle le rythme du salut s’est accéléré. Elle est bien passée par la mort comme son fils Jésus, mais comme pour lui son corps n’a pas subi la corruption du tombeau. Elle est déjà corps et âme dans le ciel. L’ascension de Jésus nous ouvre le ciel, nous offre l’espérance du bonheur sans fin auprès de Dieu. Mais l’assomption de Marie nous rappelle que l’accès à ce bonheur éternel est l’œuvre de Dieu pour chacune et chacun de nous. Voilà notre foi, voilà notre espérance, voilà notre joie. Bonne fête à tous ! Amen.

Homélie Transfiguration (6 août 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 6 août 2023, Transfiguration (A)  – Boscodon
Dn 7,9-10.13-14 ; 2 P 1,16-19 ; Mt 17,1-9

Plusieurs épisodes caniculaires ont marqué les vingt dernières années, mais, de mémoire d’homme, 2023 semble atteindre un record : jamais on n’avait connu un été aussi chaud. Nous sommes en pleine canicule, avec tous les risques d’incendie que cela suggère. Mais, au fait, d’où vient ce mot de « Canicule », et que signifie-t-il ? En latin, canis désigne le chien ou la chienne ; et canicula est un diminutif féminin, qui signifie « petite chienne » ! C’est ainsi que les Romains désignaient Sirius, l’étoile principale de la constellation du grand Chien. Et comme cette étoile se lève et se couche avec le soleil au début du mois d’août, le mot a fini par désigner cette période particulièrement chaude. Et, par la suite, toute période de chaleur extrême.
En ce 6 août, en pleine canicule, nous voici en train de célébrer la fête de la Transfiguration du Christ. Ce n’est pas par hasard : en choisissant cette date, la liturgie veut nous dire que notre vraie source de lumière et de chaleur, ce n’est pas la petite chienne ou le grand Chien, ou tout autre élément naturel, mais le Christ, le Verbe de Dieu.
Le prophète Daniel a eu plusieurs visions qui lui ont fait approcher le mystère du Dieu d’Israël, normalement invisible sur cette terre. Vous l’avez entendu, dans l’une de ces visions Dieu (= le Père) était symboliquement représenté par un Vieillard vêtu de blanc pur. Son âge et sa couleur étaient signe de sainteté et d’éternité. Or, au cours d’une nouvelle vision, Daniel voit à ses côtés un second personnage : « Je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ; il parvint jusqu’au Vieillard, et on le fit avancer devant lui. » « Comme un Fils d’homme » : dans le langage apocalyptique, ce « comme » veut rappeler que l’être humain ne peut percer les secrets du Dieu invisible ; il ne peut que les approcher de loin, en avoir une vague idée. Il ne peut donc en parler que par approximation : « Comme un Fils d’homme ».
Ce personnage qui s’avance, les chrétiens l’ont très vite identifié à Jésus. Cela était d’autant plus facile que Jésus lui-même, selon le témoignage des quatre évangiles, s’est souvent désigné comme « le Fils de l’homme ». En parlant ainsi, Jésus suggère deux choses. Tout d’abord, qu’il est bien de notre espèce humaine : il n’est pas un pur esprit, ni le produit des fantasmes des premiers disciples ; il a réellement vécu parmi les humains, comme l’un de nous. Mais, surtout, ce personnage vu par Daniel « comme un Fils d’homme » s’approche de Dieu « avec les nuées du ciel » : c’est donc un personnage exceptionnel, qui appartient au monde céleste.
Jésus a demandé à ses Douze apôtres de se prononcer sur lui : « Pour vous, qui suis-je ? » Et nous, que pourrions-nous répondre à cette question ? Qui est Jésus pour nous ? Un dieu, un demi-dieu, un avatar, une simple image, ou encore tout simplement un homme bien de chez nous, divinisé petit à petit par des croyants un peu trop généreux ? Ces questions sont anciennes, mais elles demeurent toujours pertinentes.
Mais, ce matin, nous ne sommes pas là par hasard. C’est bien la foi de l’Église qui nous réunit : nous reconnaissons en Jésus de Nazareth, non seulement l’un de nous, notre frère en humanité, mais aussi l’Envoyé suprême de Dieu. Et même son propre Fils éternel, qui partage sa divinité. La foi chrétienne est d’abord attachement à la personne de Jésus, mais elle est inséparable de la foi en l’incarnation de Dieu et en la Trinité.
Aujourd’hui, la vision du Christ transfiguré est si forte que Pierre voudrait bien que ça ne s’arrête pas : allons, plantons trois tentes pour Jésus, Moïse et Élie ! Mais non : ce n’est pas encore l’heure de la contemplation sans fin du visage de Dieu. Pour nous qui ne voyons pas le Christ, la voix off du Père nous dit d’écouter son Fils bien-aimé ; et ce sont les évangiles et le témoignage des apôtres qui nous donnent accès à sa parole. Alors, écoutons-le, essayons de vivre un peu plus comme il nous dit de le faire. Et la joie et la lumière de la Transfiguration seront avec nous pour toujours, dans l’attente du face à Face avec notre Père. Amen.

Homélie 16e dimanche (23 juillet 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 23 juillet 2023 (16e dimanche du TO A) – Boscodon
Sg 12,13.16-19 ; Rm 8,26-27 ; Mt 13,24-43

Quelques années avant l’ère chrétienne, à Alexandrie, un auteur juif a écrit en grec le livre de la Sagesse. Il y proclamait, nous venons de l’entendre : « Il n’y a pas d’autre dieu que toi. » Mais déjà le livre d’Isaïe affirmait qu’il n’y a qu’un seul Dieu. Encore faut-il en connaître les qualités, et le livre de la Sagesse nous les a rappelées : il prend « soin de toute chose », ses jugements « ne sont pas injustes », il juge « avec indulgence », et « après la faute » il donne « une belle espérance », celle de la conversion, de la réconciliation et du pardon. Car notre Dieu est un Dieu de vie qui aime la vie et donne la vie. [Malgré certaines formules bibliques à ne pas prendre au pied de la lettre, Dieu ne saurait donner la mort : ce sont les personnes qui s’éloignent de lui qui se la donnent à elles-mêmes, cette mort éternelle qui sépare définitivement de Dieu.] Trop de gens ont encore en tête une idée de Dieu complètement fausse ou déformée, comme s’il haïssait la vie et nous empêchait de vivre. Trop de gens aussi se satisfont de ces caricatures de Dieu et de l’Église pour mieux s’en débarrasser, en méprisant tous ceux qui « y croient ».
Mais le message biblique résonne au fil des pages : notre Dieu ne prend pas plaisir à la mort du pécheur, il veut le salut éternel de tout être humain. Le psalmiste a chanté devant nous ce « Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, plein d’amour et de vérité » ! Et si saint Paul affirme que « nous ne savons pas prier comme il faut », il sait que Dieu lui-même nous donne son Esprit pour nous apprendre à prier, à nous tourner vers lui avec amour et gratitude, humilité et confiance. Dieu veut notre bonheur, et nous fait partenaires de notre propre sanctification. À nous de prendre au sérieux la part qui nous revient, sachant bien que Dieu ne nous oubliera pas, et qu’il nous soutiendra dans toutes nos épreuves.
C’est pour nous encourager à prendre notre part que Jésus multiplie l’enseignement en paraboles. Chacune de ces histoires, courtes ou longues, a un message à transmettre, une attitude à suggérer. Impossible, et inutile, de vouloir les tenir toutes ensemble : elles ne se superposent pas, mais chacune peut nous aider à franchir telle ou telle étape de notre vie. Dimanche dernier, c’était la parabole du semeur qui nous invitait à réfléchir : savons-nous préparer en nous-même, au plus intime de notre cœur, un espace où la semence semée par le Christ pourra se développer et porter du fruit ?
Ce matin, avec les petites paraboles de la graine de moutarde et du levain dans la pâte, Jésus nous transmet et nous explique la parabole du bon grain et de l’ivraie. L’ivraie, la mauvaise herbe, s’appelle zizanie en grec : nous voyons tout de suite de quoi il retourne ! L’ennemi qui l’a semée dans le champ de son voisin, c’est celui que nous appelons le diabolos, le semeur de divisions. Or, l’être humain n’est pas fait pour être divisé. Il a besoin d’unité intérieure ; beaucoup de nos contemporains se livrent d’ailleurs à toute sorte de méditations transcendantales ou d’éveils de la conscience, mais sans savoir que c’est notre Père qui nous attire à lui et veut notre unité intérieure, comme dit un psaume (Ps 85/86,11) : « Unifie mon cœur pour qu’il craigne ton Nom ! » Dieu n’a que faire de pantins ou de marionnettes, qu’il pourrait manipuler à sa guise. Cela ne l’intéresse pas. Il nous a créés à son image et ressemblance, afin qu’à son image et ressemblance nous soyons capables de prendre notre vie en main, et d’aider nos frères et sœurs, spécialement les plus fragiles et démunis, à prendre leur vie en main.
Le message de la parabole du bon grain et de l’ivraie est clair : malgré toute notre bonne volonté, tous nos efforts et nos désirs, il restera toujours dans nos vies des zones d’ombre, pas encore évangélisées, où régnera la zizanie, le trouble, l’eau trouble. Mais Jésus nous dit de ne pas nous en inquiéter, de laisser l’ensemble des herbes bonnes ou mauvaises pousser jusqu’à la moisson. Alors, toutes nos mauvaises herbes seront jetées au feu et disparaîtront. Seul restera le bon grain, tout ce que nous aurons fait de beau et de bon pour Dieu et nos semblables. Voilà la Bonne Nouvelle de ce matin. Amen.

Homélie 14e dimanche (9 juillet 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 9 juillet 2023 (14e du T.O., année A) – Boscodon
Za 9,9-10 ; Rm 8,9.11-13 ; Mt 11,25-30

« Jérusalem, ton roi […] fera disparaître d’Éphraïm les chars de guerre, et de Jérusalem les chevaux de combat ; il brisera l’arc de guerre, et il proclamera la paix aux nations. » Cet oracle transmis par le prophète Zacharie semble dénué de sens dans le monde d’aujourd’hui. La guerre est partout, même revenue sur le sol européen ; les pays pauvres sont toujours plus pauvres et menacés dans leur survie par des étrangers spoliateurs et fauteurs de guerre. Et, ces derniers jours, la situation des Palestiniens, déjà difficile depuis des décennies, s’est encore aggravée avec l’intrusion de l’armée israélienne dans des villes comme Jenin. Dans la population palestinienne, les chrétiens sont particulièrement à plaindre, car ils ne sont plus qu’une poignée résiduelle : quelque 150’000 contre 7 millions de juifs et autant de musulmans !
Dans ces conditions, on peut se demander où est ce roi censé apporter la paix aux nations, et faire disparaître d’Israël toute arme de guerre. Comme toujours, devant une situation de crise extrême, nous sommes tentés de dire : « Où est Dieu ? » Ou, comme les justes souffrants des psaumes : « Dieu, que fais-tu, pourquoi dors-tu ? Sors de ton silence ! »
Nous voici donc acculés à la foi, c’est-à-dire à croire ce que nous ne voyons pas, à espérer, comme Abraham, contre toute espérance. Avec le psalmiste de ce jour, nous osons dire et croire que « Le Seigneur soutient tous ceux qui tombent, il redresse tous les accablés. »
Croire à l’impossible, à ce qui est hors d’atteinte des êtres humains, mais possible pour Dieu. Croire que du mal et de la mort peuvent surgir le bien et la vie. C’est l’espérance de saint Paul aujourd’hui : « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus, le Christ, d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. » Nos corps sont mortels, non seulement parce qu’un jour nous passerons par la mort, mais aussi parce que, jour après jour, nous faisons l’expérience de notre petitesse, de notre fragilité, de notre impuissance.
Dans le monde difficile et douloureux qui est le nôtre, le monde réel où nous vivons, loin de nos rêves, l’espérance chrétienne peut nous donner la force d’avancer, d’oser affronter le mal et de le vaincre. Tout cela peut paraître fou, insensé, stupide, d’une désolante naïveté. Et pourtant, l’histoire de la foi au cours des siècles nous apprend que Dieu agit puissamment à travers des choses infiniment petites et modestes, que Dieu fait des merveilles avec et dans des êtres fragiles, faillibles, mais qui lui font confiance.
Aujourd’hui, le Christ nous partage le cœur de sa prière la plus intime : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. » Le secret de Dieu, que seuls les tout-petits peuvent recevoir, c’est celui de la vie plus forte que la mort, de l’amour plus fort que la haine. Et tout être humain peut en faire l’expérience. Ce n’est pas le privilège d’un petit groupe, pas même de celui des « tout-petits » dont parle Jésus, comme s’ils formaient un cercle fermé sur lui-même. Car l’humanité n’est pas divisée entre sages et savants d’un côté, et tout-petits de l’autre. Non : c’est en chacun de nous que le passage peut se faire, de la suffisance, de l’auto-suffisance, de la complaisance orgueilleuse et égoïste dans ses propres ressources et forces, à la confession humble et sincère de nos limites. Et c’est à travers ces limites que Dieu peut nous rejoindre, et nous insuffler son Esprit de vie, Esprit plus puissant que la mort.
Chers frères et sœurs, croyons-le : nous ne sommes pas abandonnés de Dieu, nous ne sommes pas livrés à notre triste sort. Et puisque la période des vacances scolaires a commencé, qu’elle soit non seulement un temps de repos bien mérité pour beaucoup, mais aussi l’occasion de redécouvrir l’amour de Dieu et de plonger à nouveau dans la confiance : « Devenez mes disciples – nous dit Jésus –, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. » Amen.

Homélie du fr. Luc Devillers 40 ans d’ordination, 12e dimanche (25 juin 2023) 

Homélie du fr. Luc Devillers pour le 40e anniversaire de son ordination,
dimanche 25 juin 2023 (12e dimanche du T.O. A) – Boscodon

Jr 20,10-13 ; Rm 5,12-15 ; Mt 10,26-33 (Jésus nous libère du péché, de la mort et de la peur)

Aujourd’hui je me souviens du 25 juin 1983, une journée très chaude à Toulouse au cours de laquelle j’ai été ordonné prêtre, il y a tout juste 40 ans. Et avec vous je veux en rendre grâce à Dieu. Cet anniversaire me renvoie à mon histoire familiale, qui croise celle du diocèse de Gap-Embrun : en effet, mon grand-oncle l’abbé Louis Poutrain a servi l’Église des Hautes-Alpes. Parmi les nombreuses figures de prêtres et de religieux de ma famille, c’est l’Oncle Louis qui m’a le plus marqué : or, il est décédé quelques mois avant mon ordination, en février 1983. Avec sœur Jeanne-Marie, qui avait entendu parler de lui et l’estimait, je suis allé à Saint-Jean-Saint-Nicolas (Champsaur), et j’ai assisté comme diacre Mgr Séguy qui présidait ses obsèques.
Originaire du Pas-de-Calais, ce frère de ma grand-mère maternelle fut d’abord vicaire à Boulogne-sur-Mer, dans les années 20 du siècle passé. Mais, pour des raisons de santé, il fut envoyé quelques mois dans les Hautes-Alpes. La guerre survenue, il a caché des Lorrains et des Alsaciens déserteurs ou réfractaires à la Wehrmacht, mais fut dénoncé et arrêté par la Gestapo. Sa déportation à Auschwitz, Buchenwald, Flossenbürg puis Janovice l’a profondément marqué. Après la guerre, en accord avec l’évêque d’Arras, il s’est mis pleinement au service du diocèse de Gap. Il a créé à Saint-Jean un centre d’apprentissage, devenu le Lycée Poutrain, meilleur lycée professionnel du sud-est.
Juste avant de mourir, mon Oncle Louis a publié un livre qui raconte comment son expérience de la déportation a transformé sa vie de prêtre. Il aurait voulu l’intituler « Au service de l’homme », mais le choix du titre appartient à l’éditeur et il en fut décidé autrement. Sur l’exemplaire qu’il m’a offert, il a inscrit cette dédicace : « à Frère Luc Devillers dont le visage révèle la joie, ce livre révèle ma joie d’être prêtre ». Dans son introduction, il a écrit ces lignes que je vous cite :
« Il est impensable que Jésus-Christ, mort sur la croix pour arracher l’homme à toute injustice, ait laissé passer cette souffrance sans la cueillir et la faire sienne. Mon sacerdoce me faisait peut-être l’obligation de substituer au culte du sacral et du divin, impensable en ce lieu, le culte de l’homme dans le sens où Paul VI utilisa cette expression. J’ai vu clairement qu’ici, à Birkenau, je devais troquer ma chasuble de célébrant pour la casquette du mendiant. Je rêvais de me tenir à la porte du four, tête nue par respect pour le passant, la casquette à la main comme le faisaient les pauvres du temps jadis à la porte des églises […] Dès lors, ma vie de déporté prenait son sens. […] Au cours de ma déportation j’ai constaté que le culte de l’homme, loin de me couper du sacral, me plongeait dans le divin : le respect dû à la dignité de l’homme fait partie de nos devoirs envers Dieu.(1) »
Aujourd’hui, je veux encore rendre grâce pour mes parents et pour l’ordre des Prêcheurs qui m’ont permis de trouver ma place dans l’Église. Mais aussi pour toutes celles et ceux qui m’ont marqué par leur vie au service de Dieu et de leurs frères et sœurs. Avec l’Oncle Louis, mes autres grands-oncles et grandes-tantes engagés dans le célibat au service du Christ furent de beaux exemples de vie menée à la lumière de l’Évangile, mais pas les seuls : aussi je rends grâce pour toutes celles et ceux qui m’ont parlé, souvent par leur seule attitude, de l’amour de Dieu pour l’humanité.
Aujourd’hui, me voici à Boscodon. Boscodon, souvenir de moines courageux qui, au xiie siècle, ont bâti cette magnifique abbatiale pour louer Dieu et accueillir les pèlerins et visiteurs occasionnels, comme probablement saint Dominique et saint Vincent Ferrier. Boscodon, renée depuis cinquante ans grâce à l’énergie folle et à l’audace évangélique de plusieurs hommes et femmes. Boscodon, réalisation humaine toujours fragile, mais qui ne pourra tenir que si elle reste au service de l’humanité, à la suite du Christ vainqueur du péché, de la mort et de la peur, dont nous ont parlé les lectures de ce dimanche. Ce lieu est fait pour la louange : alors, tous ensemble, louons le Dieu Vivant. Amen.

Notes :

(1) Louis Poutrain, La déportation au cœur d’une vie (coll. « Pourquoi je vis »), Paris, Éd. du Cerf, 1982, p. 18-19.(retour au texte)