Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 25 juillet 2021 − 17e du T.O. (B) – Abbaye de Boscodon
2 R 4,42-44 ; Ep 4,1-6 ; Jn 6,1-15
La Parole de Dieu est parfois déconcertante. Pensez à l’évangile de dimanche dernier : Jésus était saisi de compassion envers la foule qui l’entourait, mais qu’a-t-il fait pour elle ? Lui a-t-il donné à manger du pain ? Non : « il se mit à les enseigner longuement » ! Mais, avec un long sermon, ne risque-t-il pas de lasser son auditoire, même si celui-ci est bienveillant et réceptif ? De plus, nous savons, et Jésus sans doute le savait lui aussi, que « ventre affamé n’a point d’oreilles ». Alors, comment peut-il manifester sa compassion envers la foule en lui administrant un long enseignement ? Aujourd’hui, c’est tout le contraire qui se passe : Jésus monte sur la montagne avec ses disciples, et il s’assied en leur compagnie. Des mots qui évoquent le début du Sermon sur la montagne, chez saint Matthieu : Jésus voit la foule, gravit la montagne et s’assied avec ses disciples, et le récit se poursuit ainsi : « et il se mit à les enseigner ». C’est alors le début du Sermon sur la montagne, l’évangile des Béatitudes.
Ce matin, chez saint Jean, Jésus s’assied donc sur la montagne avec ses disciples. Dans l’antiquité biblique et dans les premiers siècles chrétiens, la position qu’il adopte est celle du maître qui enseigne. Mais ce n’est pas ce que Jean nous dit. Son Jésus semble n’avoir pas d’autre souci que le bien-être physique de la foule qui l’entoure : « Où pourrions-nous acheter du pain pour qu’ils aient à manger ? », dit-il à Philippe. L’évangéliste précise que lui-même savait bien ce qu’il allait faire, mais qu’il a voulu mettre à l’épreuve son disciple Philippe. Non pas pour le mettre dans l’embarras, mais pour voir si, parmi ses proches, il en est un au moins qui aurait compris comment il veut manifester au monde la présence aimante de Dieu.
La leçon n’a pas apparemment pas porté ses fruits, puisque Philippe répond de façon très terre à terre, à la manière du serviteur d’Élisée dans la première lecture : « Comment donner cela à cent personnes ? », disait celui-ci, tandis que Philippe objecte à Jésus que « Le salaire de deux cents journées ne suffirait pas pour que chacun reçoive un peu de pain ». Le serviteur du prophète et le disciple de Jésus en restent au plan pratico-pratique : il y a une foule, petite ou nombreuse, et comment faire pour la nourrir ! Dans la Bible, nous trouvons sans cesse un va-et-vient entre l’alimentation physique, la nourriture matérielle, et l’alimentation spirituelle. Car, comme dit le Deutéronome en rappelant l’épisode de la manne, « l’homme ne vit pas de pain seulement, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Dt 8,3). Et, dans les évangiles, en particulier chez saint Jean, Jésus passe souvent et subtilement de l’interprétation matérielle à la spirituelle, comme pour nous rappeler notre condition humaine, à la fois être animal fait de chair et de sang et être spirituel créé à l’image de Dieu, appelé à entrer en communion avec lui. Aujourd’hui, la foule veut faire de Jésus son roi : un petit roi bien utile, qui donne du pain à profusion jour après jour. Mais dimanche prochain, Jésus lui répondra qu’il ne faut pas rechercher les seules nourritures terrestres, mais aussi – et surtout – chercher à se nourrir de la vie même de Dieu.
En réalité, la manière dont Jésus a interpellé Philippe suggère déjà la bonne réponse. Saint Jean est un expert en formules énigmatiques, qui contiennent en elles-mêmes la réponse à la question qu’elles posent ; un peu comme certains dessins dans lesquels vous devez retrouver un personnage caché, et en regardant attentivement et en tournant la feuille dans tous les sens vous finissez par l’apercevoir, dans le feuillage touffu d’un arbre, par exemple. La question que nous avons entendue – « Où pourrions-nous acheter du pain pour qu’ils aient à manger ? » – nous a été transmise dans une traduction légèrement édulcorée, pour plus de clarté. Mais en réalité le texte grec dit : « D’où est-ce que nous pourrons nous procurer du pain… ? » La question de Jésus ne concerne pas le lieu où l’on pourrait trouver assez de pain pour la foule (où ?) : elle vise l’origine de ce pain surabondant (d’où ?). Saint Jean emploie plusieurs fois ce d’où ?, et la réponse à l’énigme se trouve toujours en Dieu, comme dans un psaume qui nous parle fort, ici, à Boscodon : « Je lève les yeux vers les montagnes : d’où le secours me viendra-t-il ? Le secours me viendra du Seigneur qui a fait le ciel et la terre » (Ps 120,1-2). En suggérant discrètement la présence de Dieu parmi nous, à notre service, pour notre secours, Jésus nous invite à grandir dans la foi, à ne pas nous contenter d’actes de foi limités dans le temps, mais à vivre toute notre vie dans la confiance en Dieu. Saint Paul nous l’a redit, il n’y a qu’un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême, un seul Dieu et Père ! Vivons donc à hauteur de notre foi, car elle est notre joie. Amen.