Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 8 décembre 2021 – Solennité de l’Immaculée Conception – Monastère des Clarisses, 42600 Montbrison
Marie, « plus jeune que le péché », disait Bernanos. Marie, « la Toute-Sainte » ou « Toute-Pure », disent les Orientaux. Marie, « l’Immaculada Counceptiou », avait répété, sans en rien comprendre, la petite Bernadette qui rentrait de Massabielle. C’était en 1858. Quatre ans plus tôt, en 1854, le pape Pie IX avait promulgué le dogme de l’Immaculée Conception, mais la petite Soubirous n’en avait rien su. Quant au peuple chrétien, il n’avait pas attendu le XIXe siècle pour exprimer ce mystère de la sainteté de Marie. Depuis longtemps, certes avec des accents sensiblement différents, les chrétiens d’Orient et d’Occident savaient que Marie avait bénéficié d’une grâce particulière.
Mais quelle grâce ? L’oraison qui ouvrait cette messe reprenait les mots de Pie IX : « Tu as préservé (la Vierge Marie) de tout péché par une grâce venant déjà de la mort de ton Fils… » Une grâce venant d’un événement postérieur, mais reçue à l’avance. Un tel argument théologique est à accueillir dans la foi. Mais devons-nous en conclure que Marie aurait échappé au sort de toute l’humanité ? Si c’est bien vrai, peut-on encore la considérer comme l’une des nôtres ? Dans un excès de piété, l’Église ne l’aurait-elle pas arrachée à notre pauvre humanité, marquée, blessée par le péché des origines ? Pouvons-nous vraiment accepter que Marie bénéficie d’une exception qui contredit notre expérience quotidienne de la fragilité de la condition humaine ?
Que notre raison ait du mal à comprendre le mystère de l’Immaculée Conception, c’est normal. Il en va de même pour la conception virginale du Christ, que l’évangile de l’Annonciation vient de nous rappeler. Deux événements très différents, et malheureusement souvent confondus par les ignorants, mais deux événements de salut qui tous deux s’adressent à la foi. Ce sont des signes, mais non des signes éclatants qui s’imposeraient à la vue de tous. Car les signes que Dieu nous envoie, il les réserve à ceux qui lui font confiance. Contrairement à ce que l’on croit parfois, les signes n’ont pas pour première vocation de faire naître la foi ; ils sont plutôt à recevoir dans la foi, mais ils la font mûrir. Pour comprendre le mystère de l’Immaculée Conception, il nous faut donc revenir aux sources : relire le dogme défini par Pie IX, et surtout revenir à l’Écriture.
La foi de l’Église nous dit que la mort du Christ est la source de salut pour le monde entier, spécialement pour l’humanité marquée par le péché, mais aussi pour l’ensemble de la création que le péché de l’homme a entraînée dans son sillage et a durablement blessée. Car, comme disaient les habitants de Sychar à la Samaritaine qui avait rencontré Jésus au bord du Puits de Jacob : le Christ est « le Sauveur du monde » (Jn 4,42). Afin de garantir cette unique source de salut, l’Église nous dit donc que Marie a été « préservée intacte de toute souillure du péché originel » par une grâce spéciale venue par avance de la croix de Jésus (Pie IX).
Mais ce privilège ne rend pas Marie moins humaine, car l’humanité telle que Dieu l’avait créée à l’origine était à son image et ressemblance, et donc vierge de tout péché. Celui-ci est venu par la suite. Dieu avait laissé l’humanité libre d’accueillir sa parole, ou de refuser son projet de vie. Car l’amour ne saurait s’imposer. Or, nos premiers parents ont écouté la voix du Serpent plutôt que celle de Dieu. On sait à quoi cela a abouti : Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils connurent qu’ils étaient nus. Nus, car désormais coupés de Dieu. Pour reprendre son œuvre de vie, Dieu décide alors d’envoyer son Fils, et en sa mère il lui prépare une demeure immaculée. Mais le privilège de Marie n’en est un que parce que nos ancêtres ont désobéi à Dieu ! À l’origine, eux aussi avaient été créés sans le moindre péché. Le privilège de Marie ne la met donc pas à part de notre humanité ; il la met exactement dans les conditions qu’avait notre humanité à l’origine !
Avec Marie, la création est ainsi renouvelée, remise à neuf, et l’histoire du salut reprend son cours. Comme dit la lettre aux Éphésiens, Dieu nous a choisis, dans le Christ, avant la fondation du monde, pour que nous soyons saints, immaculés devant lui, dans l’amour. « Immaculés » : c’est bien notre vocation à tous ! Pour Marie, cela a eu lieu par avance, mais pour nous cela reste toujours le projet, le désir profond de Dieu : accepterons-nous de nous laisser façonner, guérir, purifier par lui ? Il trouvera toujours le moyen de nous ramener à lui, si nous le laissons faire. Alors, avec Marie, rendons grâce pour la venue dans notre chair du Verbe éternel, devenu notre frère et notre Sauveur. Amen.