Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 19 juin 2022 (Fête-Dieu, C) – Monastère de Saint-Maximin
Gn 14,18-20 ; 1 Co 11,23-26 ; Lc 9,11b-17
À qui Melkisédek, roi de Salem et prêtre du Dieu très-haut, offre-t-il du pain et du vin, à Dieu ou à Abraham ? Le texte n’est pas clair. Si l’on aime fouiller les textes de la Bible, pour tenter de mieux cerner ce qu’ils veulent dire, Melkisédek est un bon cas d’école. Car la Parole de Dieu est vivante et vivifiante, elle ne peut jamais être réduite à une unique réponse, une seule solution. La Bible est un livre de vie, qui donne la vie. En ce jour où l’Église nous invite à célébrer le sacrement qui nourrit nos âmes et nos corps, avez-vous faim et soif du Dieu de vie ?
Le personnage mystérieux de Melkisédek mérite que l’on s’arrête un peu à lui. Tout d’abord, il n’apparaît que deux fois dans l’Ancien Testament : dans le bref ch. 14 de la Genèse, dont nous venons de lire un passage ; et dans le Ps 109, que nous chantons chaque dimanche aux vêpres. Si notre Église lui a attribué une place d’honneur, c’est aussi parce que la lettre aux Hébreux en fait un personnage clé de l’histoire du salut, une sorte d’anticipation de Jésus. Or, dans le Nouveau Testament, seule cette lettre nous parle de lui ! Son auteur s’intéresse à lui comme certains groupes juifs du premier siècle de notre ère : ainsi, quelques manuscrits découverts au bord de la mer Morte parlent de ce personnage étrange. La lettre aux Hébreux établit un parallèle entre Melkisédek et Jésus. Il semble venir d’ailleurs, et Jésus est descendu du ciel ; il n’a aucune généalogie, et dans l’Apocalypse Jésus est dit « l’Alpha et l’Oméga, le Premier et le Dernier, le Commencement et la Fin » (Ap 22,13). Mais surtout, il est déclaré « prêtre du Dieu très-haut », et la lettre aux Hébreux, cite le Ps 109/110 qui dit que Jésus est « prêtre à jamais selon l’ordre du roi Melkisédek » (He 5,6.10). Il y a quelque chose de christique dans ce personnage, dont le nom signifie « roi de justice », et qui est en même temps « roi de Salem », autrement dit « roi de paix » ! Remercions donc l’auteur de la lettre aux Hébreux, qui a si bien aperçu à travers lui l’unique vrai grand-prêtre : Jésus.
Mais, fort curieusement, cette même lettre aux Hébreux ne rapproche jamais l’offrande de pain et de vin de Melkisédek et l’eucharistie de Jésus ! Elle compare le don que Jésus fait de lui aux sacrifices d’animaux. Il faudra attendre le troisième siècle, et saint Cyprien évêque de Carthage, pour que soit réalisé le lien entre l’eucharistie de Jésus et l’offrande de Melkisédek. Nous en avons une trace dans la première prière eucharistique, l’antique Canon romain, qui dit : « Et comme il t’a plu d’accueillir [le sacrifice] que t’offrit Melkisédek, ton grand prêtre, oblation sainte et immaculée, regarde ces offrandes avec amour et, dans ta bienveillance, accepte-les. »
De part et d’autre, une offrande végétale ! L’antiquité était saturée de sacrifices d’animaux, de sang de bouc et de taureaux. Mais, malgré l’omniprésence des sacrifices sanglants, une autre petite voix résonne régulièrement dans les textes bibliques : Dieu ne se rassasie pas de la chair des taureaux et ne prend pas plaisir au sang des boucs, il veut que nous marchions selon la justice et la miséricorde ! Pour signifier ce désir de paix entre l’humanité et le reste de la création, Dieu instaure, à côté des offrandes animales, un rituel d’offrandes végétales : un peu de pain, de farine, d’huile ou de vin. Ces éléments proviennent de la nature, donc de la création de Dieu, mais ils sont aussi passés par le travail des hommes : « fruit de la terre / de la vigne et du travail des hommes », disons-nous à l’offertoire. Dieu nous a créés de sa propre initiative, sans nous demander notre avis, mais il ne nous sauvera pas sans notre consentement ! Tel est le sens de la vie chrétienne, de notre participation à l’eucharistie. On comprend alors pourquoi tant de Pères de l’Église, de saints et de papes des dernières décennies, ont insisté sur le fait que l’eucharistie va de pair avec la pratique sincère de la charité.
L’eucharistie est le sacrement qui accroît notre charité, car elle nous greffe sur le corps du Christ, tout entier au service de la charité. Mais, à l’inverse, pour la recevoir dignement, il faut avancer déjà sur la route de la charité. Au ive siècle, saint Jean Chrysostome disait aux riches de la cour de Constantinople, qui offraient de luxueux tissus et vases pour la liturgie mais ne donnaient rien aux mendiants : « Celui qui a dit : “Ceci est mon corps”, c’est le même qui a dit : “Tout ce que vous aurez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait.” » L’eucharistie n’est pas un bonbon pour les enfants sages, une récompense pour les gens en règle : elle est un remède pour les faibles et les pécheurs, une nourriture du ciel pour nous soutenir durant notre traversée de cette vie. N’attendons pas d’être parfaits et en règle pour communier, mais recevons avec joie et gratitude le don infini que nous fait le Seigneur, pour nous configurer davantage à lui-même, qui est toute bonté et toute miséricorde. Amen.