Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 29 janvier 2023 (4e du TO-A) – Boscodon
So 2,3 + 3,12-13 ; 1 Co 1,26-31 ; Mt 5,1-12 (les Béatitudes)
Ce fameux Sermon sur la Montagne, à qui Jésus l’adresse-t-il : à tous ses disciples, à quelques-uns d’entre eux – une élite, en quelque sorte –, ou aux foules qui l’entourent et l’entendent ? À nous seulement, chrétiens, ou aussi à tous ceux qui ne sont pas (encore) ses disciples ? L’introduction de l’évangéliste suggère une réponse : si Jésus a bien vu la foule qui le suit, il gravit la montagne en compagnie de ses seuls disciples ; et alors « il se mit à les instruire ». La logique grammaticale veut que ce pronom les renvoie au dernier groupe nommé, à savoir les disciples. Ce serait donc aux seuls disciples que cet enseignement exigeant serait adressé. Mais, si tel est bien le cas, il faut noter qu’avant cette page d’évangile Jésus n’a rassemblé autour de lui que quatre disciples, les deux fratries de pêcheurs du lac : Simon et André, ainsi que Jacques et Jean (Mt 4,18-22) ! Jésus n’a-t-il vraiment en tête que cette garde rapprochée ?
En fait, la grammaire de Matthieu suit une autre logique. Chez lui, le Sermon sur la Montagne occupe trois chapitres, tandis que l’équivalent chez Luc ne compte qu’une trentaine de versets. Or, à la fin de ces trois chapitres, on apprend que « les foules étaient frappées de son enseignement, car il les enseignait en homme qui a autorité et non pas comme leurs scribes » (Mt 7,28-29). Ici, on comprend que Jésus a parlé aussi pour les foules.
Conclusion : ne durcissons pas les catégories de disciples et de foules, ne dressons pas de cloisons étanches entre elles. C’est trop facile, et trop confortable, de distinguer dans l’humanité diverses catégories : les parfaits et les autres, les forts et les faibles, les croyants et les autres, les pratiquants et les autres, les chrétiens, les catholiques, les religieux, les prêtres… et les autres. Comme les autres êtres humains et avec eux, nous tous ici présents ce matin faisons partie de l’unique humanité indivisible, tout entière créée par Dieu à son image. La Bonne Nouvelle du Règne de Dieu nous est adressée à tous, et nous sommes tous appelés à en vivre.
La seule différence entre les autres et nous, c’est que nous les chrétiens nous avons la chance de connaître déjà un peu le Christ et son évangile. Nous avons donc une petite longueur d’avance. Mais il ne suffit pas de connaître le Christ et son évangile : il faut en vivre, il faut lui rester fidèle ! Or, l’expérience de notre infidélité à l’amour de Dieu ne nous permet pas de jouer aux forts. Les différents scandales d’abus qui secouent l’Église nous le rappellent sévèrement. Et ce n’est, hélas, pas fini ! Ainsi, cette semaine, la presse nous apprenait que certains leaders de communautés nouvelles avaient été renvoyés de l’état clérical par le pape. Et une amie qui a travaillé quarante ans dans des communautés de l’Arche m’a prévenu que cette semaine vont sortir de nouvelles révélations sur les abus commis par le P. Thomas, aumônier dominicain de l’Arche, ainsi que par Jean Vanier ! On peut s’en choquer, et dénoncer l’Église ; certains iront jusqu’à la quitter, parfois en exigeant qu’on raye leur nom des registres de baptême (ce qui est impossible). Mais on peut aussi, et je ne dis pas cela pour disculper les auteurs de ces actes condamnables, on peut aussi se rappeler que les chrétiens, et en particulier les prêtres, n’appartiennent pas à une race supérieure. Nous sommes de la même pâte que les autres, aussi fragiles qu’eux, et capables parfois (pas toujours, heureusement !) d’abuser de notre condition pour détruire des vies.
Le Règne de Dieu n’est pas réservé à une élite de purs et de forts, et le Sermon sur la Montagne s’adresse à tous. Mais pour le vivre il faut s’appuyer sur Jésus, le véritable homme des Béatitudes. Écoutons sa parole et, avec son aide, cherchons à la mettre en pratique. L’évangile de ce matin est aussi celui de la Toussaint, car l’appel à la sainteté est un appel au bonheur, un bonheur paradoxal, en contradiction avec l’esprit du monde. Trouver ce bonheur (la béatitude), obtenir la communion avec Dieu (la sainteté), cela ne se peut que pour ceux qui ne se prennent pour de grands personnages, comme Paul nous l’a rappelé ce matin : « Ce qu’il y a de fou dans le monde […], ce qu’il y a de faible […], ce qui est d’origine modeste et méprisé […], voilà ce que Dieu a choisi. » Alors, chers frères et sœurs, acceptons-nous d’être le « peuple petit et pauvre » annoncé par Sophonie, peuple « qui aura pour refuge le nom du Seigneur » ?