Homélie 19e dimanche (7 août 2022)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 7 août 2022 (17e dimanche T.O., C) – Abbaye de Boscodon
Sg 18,6-9 ; He 11,1…19 ; Lc 12,32-48

Notre célébration de ce matin est présidée par notre frère dominicain Mgr Jean-Louis Bruguès, qui fut entre autres Archiviste et Bibliothécaire de la Sainte Église Romaine. La Bibliothèque Vaticane recèle de nombreux trésors, connus ou inconnus. Ainsi, en 1956, on y a découvert un manuscrit juif du xvie siècle, qui s’appuie sur un texte araméen proche du temps de Jésus. Or, il contient un passage fameux, appelé plus tard le Poème des Quatre nuits, car il évoque quatre nuits saintes de l’histoire du salut. En voici l’essentiel :
« Quatre nuits ont été inscrites au Livre des Mémoriaux. La première nuit fut celle où le Seigneur se manifesta sur le monde pour le créer : le monde était désert et vide et la ténèbre était répandue sur la surface de l’abîme. La Parole du Seigneur était la lumière et illuminait […] La deuxième nuit fut quand le Seigneur se manifesta à Abraham âgé de cent ans et à Sara sa femme âgée de quatre-vingt-dix ans pour que s’accomplît l’Écriture […] Et Isaac avait trente-sept ans lorsqu’il fut offert sur l’autel […] La troisième nuit fut lorsque le Seigneur se manifesta contre [Pharaon] au milieu de la nuit  : sa main […] protégeait les premiers-nés des Hébreux pour accomplir la parole de l’Écriture […] La quatrième nuit sera quand le monde accomplira sa fin pour être dissous. […] Et Moïse sortira du désert [−] Le [Messie ?] marchera en tête du troupeau […], et sa Parole marchera entre les deux, et eux marcheront ensemble. C’est la nuit de la Pâque pour le nom du Seigneur : nuit fixée et réservée pour le salut de toutes les générations… »
Ne trouvez-vous pas que les lectures de ce jour ont, comme ce Poème des Quatre nuits, un air de vigile pascale ? Comme si tous les événements clés de l’histoire du salut se passaient durant la nuit. Nuit de la Pâque du livre de la Sagesse, nuit de la délivrance pascale devenue source d’action de grâces. Nuit de l’épreuve de foi pour Abraham et Sara, où la foi est « un moyen de connaître des réalités qu’on ne voit pas ». Nuit, enfin, de la venue finale du Messie, évoquée par Jésus dans l’évangile : une longue nuit d’attente, où il faut rester en tenue de service et garder sa lampe allumée. Cette nuit-là aussi deviendra source de joie, puisque Jésus déclare « Heureux ces serviteurs-là que le maître, à son arrivée, trouvera en train de veiller. […] S’il revient vers minuit ou vers trois heures du matin et qu’il les trouve ainsi, heureux sont-ils ! » Décidément, la liturgie de la Parole de ce dimanche nous parle abondamment de la nuit.
Mais bien d’autres nuits jalonnent l’Écriture, à commencer par celle mentionnée par le premier Psaume, au cours de laquelle les amoureux de Dieu méditent sans cesse sa Parole, sa Torah. D’où le lever de nuit des moines, et dans l’abbatiale de Boscodon l’escalier menant directement du dortoir des moines à l’église, pour la célébration de l’office de nuit. Certaines nuits sont délicates à traverser, au sens propre comme au sens figuré. Car lorsqu’on ne voit rien on peut faire un faux pas et tomber dans un ravin ; or, la montagne reste dangereuse. Mais d’autres nous émerveillent, comme ces nuits étoilées du mois d’août. Et celle dont Péguy disait : Ô belle nuit, nuit au grand manteau, ma fille au manteau étoilé, tu me rappelles, à moi-même, tu me rappelles ce grand silence qu’il y avait avant que j’eusse ouvert les écluses d’ingratitude.
Et voilà que, demain, nous ferons mémoire de saint Dominique, un homme du jour, mais aussi de la nuit. Le jour, d’après son biographe, nul ne se mêlait plus que lui à la société de ses frères et de ses compagnons, nul n’était plus gai. Mais la nuit, il la passait en prière dans l’église : durant les heures de la nuit, nul n’était plus ardent à veiller, à prier et à supplier de toutes les manières.
Nuit de Dieu, nuit de la création et du salut, nuit des moines veilleurs, nuit de Dominique l’intercesseur. Si profonde que soit la nuit que notre humanité traverse en ces temps profondément troublés, son côté sombre ne l’emportera jamais sur la lumière du Christ ressuscité, car celui-ci l’a troué de son éclat radieux. Telle est notre espérance chrétienne, celle dont nous voulons témoigner devant nos contemporains, ici à Boscodon comme partout ailleurs où vous habitez. Amen.