Homélie 1er dimanche Carême (26 février 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 26 février 2023 (1er dim. de Carême A) – Boscodon
Gn 2,7-9 ; 3,1-7a ; Rm 5,12-19 ; Mt 4,1-11 (péché des origines et tentations de Jésus)

Une pomme, deux poires… et beaucoup de pépins ! Vous connaissez, je pense, cette version très agraire du récit biblique du premier péché. Décortiquons un peu cette image végétale. Une pomme : c’est ainsi que, dans notre imaginaire latin, nous désignons le fruit « savoureux et désirable » censé donner l’intelligence, mais qui en réalité ne donne que le mal. Et pourquoi cela ? Parce qu’en latin le pommier se dit « malus », et que ce mot sonne comme l’adjectif « malus », mauvais.
Deux poires : Monsieur Adam et Madame Ève n’étaient peut-être pas très… malins, si j’ose dire. Un peu nigauds, un peu trop jeunets aussi … Autrement dit, leur « faute » serait une grosse erreur de jeunesse. De fait, un psaume dit : « Oublie les révoltes, les péchés de ma jeunesse ; dans ton amour, ne m’oublie pas » (Ps 24,7). Et, à la fin du deuxième siècle, saint Irénée de Lyon interprétait la consommation du fruit défendu comme une erreur de jeunesse : « L’homme était [alors] encore petit ; c’était un enfant qui devait encore grandir pour atteindre sa perfection […] ; il n’avait pas encore le parfait usage de ses facultés, aussi fut-il facilement trompé par le séducteur […] Adam et Ève étaient nus et ils ne rougissaient pas, car ils n’avaient que des pensées pures et innocentes comme celles des enfants » (La prédication des apôtres, § 1).
Et beaucoup de pépins : nous en supportons encore les conséquences. Même à notre époque où la notion de péché est reléguée au placard des inventions inutiles, les gens les plus lucides, chrétiens ou non, savent bien qu’ils sont tiraillés par toutes sortes de tendances, de désirs, d’appels… et qu’ils sont capables même, parfois, du pire. L’actualité nous rappelle que l’égoïsme, la folie ou le fanatisme – qui est une sorte de variante religieuse de la folie – peut mener aux pires catastrophes.
Après cette entrée végétale offerte par la Genèse à notre menu du jour, allons-nous être privés de dessert, parce que nous aurions à notre tour fait le mauvais choix, parce que nous aurions joué aux enfants gâtés et désobéissants, mais insouciants du danger ? Bien sûr que non. Le récit du péché des origines n’a pas été écrit pour nous écraser et nous empêcher de vivre, mais pour nous attirer vers la voie nouvelle imaginée par Dieu pour nous tirer de notre mauvais pas. Les deux lectures qui ont suivi ont dit cette audace du Dieu qui veut nous libérer.
Paul, tout d’abord, revient sur l’histoire de l’humanité. Il reprend au récit biblique le nom d’Adam, et même s’il semble en faire le nom d’un individu, il n’ignore pas qu’en hébreu adam désigne aussi l’humanité, car Adam, c’est « celui qui vient de adamah, le ‟sol” ». Nous sommes poussière, et nous retournerons en poussière. Mais cette poussière est appelée à briller comme les étoiles, parce que le Fils unique de Dieu est entré dans notre condition humaine, et il est pour nous le nouvel Adam. C’est lui, par son obéissance au Père, qui nous fait échapper à la mort : non pas la mort terrestre, simple corruption temporaire de nos corps, mais la mort éternelle, éloignement définitif du Dieu de vie.
Et c’est ce que saint Matthieu nous a dit à travers le récit des tentations de Jésus au désert. À trois reprises, Jésus repousse les sollicitations maléfiques du Diviseur (c’est le sens du mot diabolos). Il le fait en homme pieux qui médite la sainte Écriture, et la cite à trois reprises : « Il est écrit : ‟L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu” » ; « Il est encore écrit : ‟Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu” » ; enfin : « Il est écrit : ‟C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, à lui seul tu rendras un culte.” »
Du désert des tentations… au dessert de Pâques. Inauguré avec différents fruits séduisants mais parfois trompeurs, notre repas aboutira au soir de Pâques. Et, comme les disciples d’Emmaüs, au moment de la fraction du pain, notre cœur sera tout brûlant du commentaire des Écritures fait par le Ressuscité. Alors nous nous rappellerons que nous venons de la désobéissance de nos premiers ancêtres, comme le disait la première lecture : « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils se rendirent compte [litt. : ils connurent] qu’ils étaient nus. » Cette découverte de leur nudité [hébreu ‘erûmim], fruit mauvais du Serpent rusé [hébreu ‘arûm], va marquer la condition humaine au fil des âges, jusqu’au jour où, à Emmaüs, « alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent » (Lc 24,31). Du désert de la nudité, misère humaine, oubli de Dieu, au dessert de l’eucharistie, « pain rompu pour un monde nouveau ». Tel est notre itinéraire de carême. Allons-y franchement. Amen.