Homélie 25e dimanche (24 septembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers pour le 24 septembre 2023 (25e dim. du TO A) – Abbaye de Boscodon
Is 55,6-9 ; Ph 1,20c-24.27a ; Mt 20,1-16

Nos sociétés industrialisées ont progressivement mis au point des législations relatives au droit du travail. Mais si nous abordons la parabole des ouvriers de la onzième heure avec un regard de syndicaliste, ou tout simplement d’honnête citoyen soucieux de justice sociale, nous ne pouvons que crier au scandale devant l’histoire que Jésus nous raconte. En réalité, il nous parle du Royaume de Dieu, et de l’invitation que Dieu lance à tous les êtres humains, pour qu’ils découvrent la joie de vivre avec lui. Or, pour le dire, Jésus aime inventer des histoires suggestives, mais souvent dérangeantes.
Ce matin, ce qui pose problème est clair : les ouvriers de la première heure protestent vigoureusement, en disant, à propos des derniers venus : « Ceux-là n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur ! » Dans une société démocratique, qui prétend avoir soin de chaque citoyen, c’est tout à fait injuste. Bien des peuples qui manquent gravement de liberté, qui subissent de graves inégalités de niveau de vie, et où rien n’encourage l’estime et le soutien réciproque des citoyens, à l’image d’une belle fratrie de sang ou d’esprit, nous envient la devise de notre pays : Liberté, Égalité, Fraternité ! Et pourtant, notre pays qui se targue d’être la maison-mère des droits humains semble lui aussi bien mal en point. Mais sa devise mérite notre respect, et je suis convaincu qu’elle est d’origine chrétienne. Par exemple, les trois vœux que les religieux s’engagent à vivre – d’obéissance, de pauvreté et de chasteté – n’ont de sens que s’ils permettent de vivre d’une façon heureuse ces belles intuitions que sont la liberté, l’égalité et la fraternité.
Mais revenons à la parabole de ce jour. Pourquoi Jésus aime-t-il nous provoquer, choquer ses auditeurs, ou du moins les interpeller en leur racontant une histoire somme toute assez invraisemblable ? Parce qu’il ne nous parle pas de la vie en société démocratique sur cette terre, mais oriente nos esprits et nos cœurs vers la venue du Royaume de Dieu. Or, dans l’accès au Royaume de Dieu, c’est-à-dire au salut, à la vie éternelle, il n’y a pas de loges réservées, de fauteuils d’orchestres, de petits strapontins de côté et de places debout au dernier étage du théâtre : tous sont traités à égalité, qu’ils aient été croyants, pieux et saints depuis de longues années, ou qu’ils soient de jeunes convertis, touchés par le message de l’Évangile peu avant leur mort, et parfois après une longue vie d’errance dans diverses addictions mortifères.
Ce n’est pas évident, pour des êtres humains toujours un peu préoccupés d’eux-mêmes d’abord, de raisonner comme Jésus nous le propose. Rappelez-vous l’histoire des deux fils de Zébédée, où saint Matthieu met en scène leur brave maman, qui demande à Jésus la faveur de deux bons fauteuils de vice-premiers-ministres pour ses deux fils chéris. Jésus répond qu’il ne peut rien faire, que cela relève du bon vouloir du Père. Avec la parabole de ce matin, il nous dévoile un peu plus ce que désire son Père : donner à tous ses enfants bien-aimés le même salaire, c’est-à-dire le même accès à lui, la même intimité avec lui. Dans le Royaume, il n’y a pas de chouchous ni de « sauvés de seconde zone », mais tous, y compris les rattrapés de la dernière minute, bénéficient du même salaire : la découverte définitive de notre Père des Cieux, et de son amour éternel.
Alors, on comprend pourquoi le lectionnaire liturgique nous fait entendre, en première lecture, ces mots de Dieu transmis par Isaïe : « Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur ! » Si la justice sociale nous fait respecter la dignité de nos frères et sœurs, la justice du Royaume est bien plus large, et consiste à ajuster notre voix à la voix de Dieu, à chanter juste avec lui, à regarder, sentir, appréhender les réalités, et surtout nos frères et sœurs, comme lui. Bref : à apprendre à penser comme le Père, à quitter nos chemins de traverse pour nous engager résolument sur celui qu’il nous trace. Car, dit le psalmiste : « La bonté du Seigneur est pour tous, sa tendresse, pour toutes ses œuvres. » Avec saint Paul, demandons à Dieu de nous donner « un comportement digne de l’Évangile du Christ ». Amen.