Homélie 2e dimanche Avent (10 décembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 2e dim. d’Avent, année B (10.12.2023) – Abbaye de Boscodon
Is 40,1-5.9-11 ; 2 P 3,8-14 ; Mc 1,1-8

« Commencement de l’Évangile de Jésus, Christ, Fils de Dieu. » Ça commence bien ! Eh oui ! c’est ainsi que s’ouvre le deuxième livret évangélique, celui de saint Marc. Mais que ce titre ne nous trompe pas : l’auteur ne voulait pas dire qu’il commençait ici un livre qui serait appelé « évangile ». Il faut attendre la moitié du deuxième siècle pour que le mot « évangile » désigne un livre consacré aux faits et gestes de Jésus, ainsi qu’à ses enseignements, sa vie, sa mort et sa résurrection. À l’époque de l’évangéliste, « évangile » désignait une proclamation orale. Et vous savez que ce mot signifie « bonne nouvelle », « heureuse annonce ». Tiré du langage profane, concernant en particulier la vie de l’empereur romain et le succès de ses armées, le mot « évangile », et surtout le verbe « annoncer une bonne nouvelle » (« évangéliser »), a été emprunté par le traducteur grec du livre d’Isaïe, afin de désigner la proclamation du salut offert par le Dieu unique, le Roi d’Israël.
Et c’est ce que nous avons entendu en première lecture, avec ce passage du prophète Isaïe : « Monte sur une haute montagne, toi qui portes la bonne nouvelle à Sion. Élève la voix avec force, toi qui portes la bonne nouvelle à Jérusalem. Élève la voix, ne crains pas. Dis aux villes de Juda : ‟Voici votre Dieu !” » Ce Dieu, dont la venue doit nous réjouir, se présente comme un berger attentif à son troupeau. Nous savons que Jésus se reconnaîtra volontiers dans cette figure du Bon Pasteur. Voilà la bonne nouvelle que nous recevons en ce temps de l’Avent.
Mais ce n’est pas tout. Le titre de l’évangile de Marc ne présente pas seulement la venue de Jésus comme « évangile ». Il inclut dans cette bonne nouvelle la mission spécifique de Jean-Baptiste : proclamer « un baptême de conversion pour le pardon des péchés ». Et Marc fait davantage encore, puisqu’il remonte plus haut dans le temps. En effet, son « évangile » commence avec une citation d’Isaïe (Is 40,3) : « Il est écrit dans Isaïe, le prophète : ‟Voici que j’envoie mon messager en avant de toi, pour ouvrir ton chemin. Voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers.” » Ce messager qui vient avant Jésus, cette voix qui crie dans le désert, c’est bien sûr Jean-Baptiste.
La bonne nouvelle commence donc avec Isaïe. Mais, en réalité, la citation d’Écriture que donne saint Marc ne provient pas seulement du livre d’Isaïe : elle contient aussi un verset du prophète Malachie – « Voici que j’envoie mon messager en avant de toi pour préparer ton chemin » (Ml 3,1) – combiné avec un autre tiré du livre de l’Exode – « pour te garder en chemin » (Ex 23,20). Autrement dit : c’est toute l’Écriture qui est convoquée ce matin pour nous préparer à accueillir la prédication de Jean-Baptiste et la venue de Jésus. Notre « évangile » commence donc très tôt dans le temps, il est en fait composé d’une succession de commencements : l’Exode, Isaïe (le plus grand prophète biblique), Malachie ; puis Jean-Baptiste et enfin Jésus.
Mais nous-mêmes, qui nous réclamons de Jésus, qui portons le beau nom de chrétiens, c’est-à-dire d’adeptes ou d’amis du Christ, nous sommes nous aussi invités à entrer dans ce vaste mouvement de commencements incessants. La liturgie nous y aide, puisque chaque année elle remet les pendules à l’heure et nous propose de recommencer le chemin de la foi, comme si c’était la première fois.
Comme si c’était la première fois ? Et pourtant, ne croyons pas que chaque année nous répétons inlassablement les mêmes textes bibliques, les mêmes prières, les mêmes cantiques, sans que cela ne change rien de notre vie. La vie, c’est tout le contraire du statisme ! La vie n’est sans doute pas un long fleuve tranquille, mais c’est bel et bien un fleuve, un courant, une dynamique. Chaque matin, après le sommeil de la nuit qui est comme une petite mort quotidienne, nous renaissons à la vie, nous recommençons. Et il en sera ainsi jusqu’à notre dernier soupir. C’est pourquoi, quel que soit le chemin parcouru jusqu’à ce jour, nous pouvons reprendre espoir et confiance. Dieu nous appelle, Dieu nous attend toujours plus loin. Un Père de l’Église du ive siècle, saint Grégoire de Nysse, disait que, dans la vie chrétienne, on va « de commencement en commencement, par des commencements qui n’ont pas de fin ». Telle est la démarche que nous propose l’Église, en ce début d’année liturgique. Je vous le souhaite alors, avec les deux orthographes possibles : « En avant, et bon Avent ! » Amen.

Homélie Christ Roi (26 novembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la fête du Christ Roi, dimanche 26 novembre 2023 – Boscodon

Une année sur trois, c’est avec cette grande fresque de l’évangile selon saint Matthieu que nous clôturons l’année liturgique : la péricope du « Jugement dernier ». La scène décrite par Jésus met en valeur le Fils de l’homme, vite présenté comme un roi : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, […] alors il siégera sur son trône de gloire. […] Alors le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : ‘Venez, les bénis de mon Père…’ » Les pièces du puzzle se mettent en place, et ainsi apparaît sous nos yeux le portrait de Jésus. Car le Fils de l’homme, c’est bien lui : il se présente souvent ainsi dans les évangiles, sans pourtant jamais dire « je suis le Fils de l’homme ». Et le roi de la fresque, c’est toujours lui, puisqu’il appelle les élus « les bénis de mon Père » : il est donc le Fils de Dieu.
Jésus était un fabuleux conteur, qui privilégiait les paraboles, ou parfois une fresque comme ce matin, pour se faire comprendre même des plus petits, même des enfants. Car le salut est offert à tous les humains, et cela concerne le but de notre vie sur terre : recevoir en plénitude la vie qui vient du Dieu vivant. Dans la continuité des prophètes d’Israël, Jésus a voulu renouveler la foi d’Israël et l’élargir à toutes les nations qui vivent sur la terre. Et c’est ce qu’il fait avec la fresque du Jugement dernier. Or, elle est sans équivoque, elle nous dit que le salut ne dépend pas de notre connaissance de Jésus, ni même de notre foi en lui ou de notre fidélité à le suivre et à le prier : il dépend de la manière dont nous traitons notre relation aux autres. Saint Jean de la Croix dira que nous serons jugés sur l’amour, l’amour manifesté à l’égard du prochain, signe de notre amour de Dieu.
Le seul critère pour bénéficier de la vie éternelle que Dieu nous promet et nous propose, c’est de nous mettre au service des plus petits, ceux que Jésus appelle « les plus petits de mes frères ». Nous, les chrétiens, nous pouvons agir en connaissance de cause, car la lecture des évangiles et des lettres de saint Paul nous enseigne que Jésus s’identifie au plus petit des êtres humains. Mais la scène de ce jour fait exploser les cadres trop étroits et rigides que nous collons autour de l’idée de religion, car il est question de tous les êtres humains qui auront fait du bien, même sans avoir connu Jésus, sans avoir appris à l’aimer et à le suivre : non-pratiquants, croyants d’autres religions, agnostiques, voire athées humanistes. Oui, il y aura beaucoup de surprises au Ciel, lorsque, au dernier jour, cet univers sera renouvelé, transformé, transfiguré, et que tous les élus entoureront le Dieu trois fois saint.
Cependant, le décor de joie de la scène de ce jour comporte un envers : l’annonce du sort de ceux qui n’auront pas servi leurs frères, les non-élus, qu’on appelle les damnés ou les réprouvés. Si Jésus décrit cet envers du décor, ce n’est pas pour nous faire peur, ni pour nous annoncer que l’Enfer regorgerait certainement d’humains, comme le croient certains de tendance « tradis ». Dans la Bible, de nombreux passages opposent bons et méchants, justes et impies, mais le leitmotiv qui traverse l’Écriture est clair : ce n’est pas la mort du pécheur que veut Dieu, mais qu’il se convertisse et trouve enfin la vie (par ex., Ézékiel 18,23.32). Et le Nouveau Testament renchérit en ces termes : Dieu veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité (1 Timothée 2,4).
À première écoute de cette page du Jugement dernier, on pourrait penser que Jésus, notre Roi, fait un tri entre les êtres humains, comme faisait Dieu dans la première lecture : « Voici que je vais juger entre brebis et brebis, entre les béliers et les boucs. » Mais n’en concluons pas trop vite que Jésus vient pour nous juger. À plusieurs reprises, il affirme qu’il n’est pas venu pour juger, mais pour donner la vie. Autrement dit, pour offrir la réconciliation à celles et ceux qui ont besoin de se tourner vers Dieu, ou de se rapprocher de lui. La fresque du Jugement dernier nous le dit clairement : le jugement, c’est nous-mêmes qui l’exerçons sur nous, par la manière dont nous menons notre vie. Au dernier jour, Jésus, le Roi de Gloire, s’adressera à chacun-e de nous, pour souligner ce qu’il y aura eu de beau et de bon dans sa vie, et pour en évacuer tout ce qui est mauvais et négatif. Prions pour que tous nos frères en humanité prennent conscience de leur responsabilité, non seulement vis-à-vis des plus petits de leurs frères et sœurs, mais aussi vis-à-vis de leur propre salut. Car la Bonne Nouvelle de Jésus peut réjouir les cœurs, mais elle est exigeante et doit être prise au sérieux. Ne nous moquons pas de Dieu, ni de nos frères et sœurs en humanité. Amen.

Homélie 32e dimanche (12 novembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 12 novembre 2023 (32e dim. du TO A) – Boscodon
(Sg 6,12-16 ; Ps 62,2-8 ; 1 Th 4,13-18 ; Mt 25,1-13)

Si je suis entré dans l’ordre dominicain il y a quarante-cinq, ans c’est en grande partie en raison de ma passion pour la Bible. J’avais appris que saint Dominique portait toujours sur lui l’évangile selon saint Matthieu et les lettres de saint Paul, et qu’il les lisait si souvent qu’il finissait par les savoir par cœur. Et il exhortait ses frères à étudier sans relâche l’Ancien et le Nouveau Testament. Cela explique ma joie devant les lectures de ce dimanche. Mais peut-être ne vous parlent-elles pas autant qu’à moi ? Dans ce cas, permettez-moi de vous les faire goûter.
Commençons par saint Paul, un des plus grands auteurs du Nouveau Testament. C’est si vrai que certains ont vu en lui l’inventeur du christianisme. Non, Paul n’a pas inventé le christianisme, et Jésus pas davantage. Car Jésus n’a pas fondé de religion. Juif habitant au milieu de Juifs, ayant peu franchi les frontières de l’Israël ancien pour de rares incursions en domaine païen, il se présente comme un prophète d’Israël : « un prophète puissant par ses actes et ses paroles devant Dieu et devant tout le peuple », dit Cléopas, l’un des disciples d’Emmaüs (voir Lc 24,19). Il n’était pas marqué sur son front qu’il était le Fils éternel du Dieu vivant ! C’est peu à peu que ses premiers disciples lèveront le voile sur son identité profonde, c’est après sa résurrection et l’envoi de l’Esprit qu’ils trouveront la force et la joie nécessaires pour annoncer au monde la Bonne Nouvelle de Jésus Sauveur.
Paul, lui, n’a pas connu Jésus durant sa vie terrestre. Mais il a fait une rencontre étonnante sur la route de Damas, avec celui qui s’est présenté à lui comme « Jésus, que tu persécutes ». À ce moment, Paul s’appelait encore Shaoul, et ne faisait que « casser du chrétien », au nom de sa foi de pharisien. Il a alors compris que Jésus faisait corps avec ses disciples, qu’il souffrait la persécution avec eux et leur donnait la force de la supporter. Depuis l’événement de Damas, le futur Paul s’est mué en ardent disciple et prédicateur du Christ. Et si l’on a pu croire un instant qu’il avait fondé le christianisme, c’est parce qu’il fut le premier, dans les années 50, à élaborer une réflexion théologique proprement chrétienne. Or, ce matin, nous avons entendu un passage de sa 1e lettre aux Thessaloniciens. Ce n’est peut-être pas la première lettre qu’il ait dictée, mais c’est bien le plus ancien document chrétien que nous ayons gardé.
Cette lettre très précieuse, on la croirait faite pour le mois de novembre. La fête de tous les saints, puis la mémoire des défunts, nous rappelle que notre vie sur cette terre est brève, et qu’un jour, nous connaîtrons la mort. Mais un avenir merveilleux nous attend auprès de Dieu, chanté par le psalmiste : « Dieu, tu es mon Dieu, […] mon âme a soif de toi ; après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau. […] Ton amour vaut mieux que la vie : tu seras la louange de mes lèvres ! […] Comme par un festin je serai rassasié ; […] je crie de joie à l’ombre de tes ailes. »
Saint Paul a bien cru un moment qu’il serait aux premières loges pour assister à la fin de ce monde. Il l’a dit dans le passage que nous avons entendu : « Le Seigneur lui-même descendra du ciel, et ceux qui sont morts dans le Christ ressusciteront d’abord. Ensuite, nous les vivants, nous qui sommes encore là, nous serons emportés sur les nuées du ciel, en même temps qu’eux, à la rencontre du Seigneur. » Mais plus tard Paul a compris que la fin du monde n’était pas encore pour demain. Dans sa 2e lettre aux Thessaloniciens, il change de discours et dit : « Si l’on nous attribue une inspiration, une parole ou une lettre prétendant que le jour du Seigneur est arrivé, n’allez pas aussitôt perdre la tête, ne vous laissez pas effrayer. Ne laissez personne vous égarer d’aucune manière » (2 Th 2,2-3).
Ce matin, Jésus nous invite à veiller : tenir sa lampe allumée, c’est rester éveillé dans la foi et l’espérance. Mais cette lampe, il faut la nourrir, l’alimenter. Sans huile, elle ne servira à rien, et nous raterons l’ouverture des portes du Royaume. Alors, soyons prêts à notre tour à entendre ce cri : « Voici l’époux ! Sortez à sa rencontre ! » Un rabbi de l’Antiquité disait cela avec humour : « Convertis-toi la veille de ta mort ! » Autrement dit, chaque jour, « car vous ne savez ni le jour ni l’heure. » Restons éveillés, debout ; cherchons cette sagesse divine qui « est resplendissante, [… et] se laisse trouver par ceux qui la cherchent, [… qui] devance [nos] désirs en se faisant connaître la première ». Amen.

Homélie Toussaint (1er novembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la fête de la Toussaint, 1er novembre 2023 – Boscodon
(Ap 7,2… 14 ; Ps 23 (LXX) ; 1 Jn 3,1-3 ; Mt 5,1-12)

Comme le reste de cette abbatiale, l’espace liturgique que nous occupons ce matin, le chœur, est marqué par le nombre d’or. Rien de magique ni d’ésotérique là-dedans, mais une certaine symbolique que les anciens connaissaient, ou du moins pressentaient, et qui échappe en grande partie à nos cerveaux modernes. Comme la Jérusalem nouvelle de l’Apocalypse, le chœur de l’abbatiale de Boscodon est bâti sur le nombre 12 : la largeur et la profondeur sont de 12 coudées (la hauteur aussi, jusqu’à la corniche ; mais laissons-la de côté). 12 × 12 = 144. L’espace que nous occupons est donc de douze coudées au carré, soit 144. Multipliez ce chiffre par 1000, lui-même multiple de 10 pour signifier l’abondance, et ce 144 devient 144000 : autrement dit cette « foule immense, que nul ne pouvait dénombrer, une foule de toutes nations, tribus, peuples et langues », et que le voyant de l’Apocalypse découvre après en avoir entendu la liste. Contrairement à ce que pensent certaines sectes qui prennent les expressions bibliques au pied de la lettre, les cent quarante-quatre mille élus ne sont pas un petit groupe fermé sur lui-même, définitivement bouclé, mais une foule immense et bigarrée… à l’image de notre humanité.
Lorsque nous célébrons la multitude des saints, nous n’ajoutons rien à leur bonheur, puisqu’ils sont déjà « dans le sein du Père » (Jn 1,18). Mais c’est nous-mêmes que nous stimulons, afin que nous ayons l’audace, la simplicité et assez de confiance en Dieu pour oser nous lancer à notre tour sur la voie de la sainteté. Avec le désir de rejoindre tous ceux qui nous ont précédés. Et soyons-en sûrs : Dieu ne ferme la porte à personne !
Peut-être alors me direz-vous que je brade le Ciel, que j’écarte de notre chemin toute difficulté, toute épreuve, et que j’ouvre large la porte pour que tous s’y engouffrent ? Non. Je ne vous chanterai pas le refrain « Nous irons tous au paradis », car ce serait contraire aux Écritures, et surtout cela nous ôterait le grand privilège que nous avons reçu de Dieu : la liberté. Dieu veut que chacun de nous aille le rejoindre pour une grande fête éternelle, il nous invite à sa table, il nous ouvre sa porte. Mais il ne peut violer notre liberté. La fête de ce jour, qui se prolongera demain par la prière pour les défunts, cette fête attend de nous une réponse libre et joyeuse.
Une fois que notre OUI est donné – et ce n’est jamais fait une fois pour toutes, chaque matin nous recommençons à vivre et pouvons renouveler notre OUI –, il nous reste à savoir comment vivre pour être à la hauteur de notre désir, et du désir de Dieu. Il suffit alors de relire les lectures de ce jour : « Qui peut gravir la montagne du Seigneur et se tenir dans le lieu saint ? L’homme au cœur pur, aux mains innocentes, qui ne livre pas son âme aux idoles […] Voici Jacob qui recherche ta face ! » Cherchons la face de Dieu, car saint Jean nous affirme que « dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu, mais [que] ce que nous serons n’a pas encore été manifesté » ; et « quand cela sera manifesté, nous lui serons semblables car nous le verrons tel qu’il est », lui qui est notre Père, nous qui sommes en vérité ses enfants.
Comment faire, alors, pour obtenir un cœur pur, une âme qui ne se livre pas aux idoles qui pullulent dans notre monde ? Relisons les Béatitudes, et prenons-les au sérieux. Certes, si nous sommes lucides et honnêtes, nous constaterons que nous sommes loin de les vivre pleinement. C’est normal : l’homme des Béatitudes, le portrait-robot qui se détache de ces quelques phrases lancées par Jésus, c’est Jésus lui-même. Mais si nous le laissons habiter notre vie, envahir notre cœur avec son Esprit de feu, alors nous pourrons avancer sur le difficile chemin des Béatitudes, abandonner tout ce qui nous empêche de courir sur la voie des commandements de Dieu… et nous parviendrons au sommet de la montagne sainte de Dieu, plus haute, plus belle encore que toutes les montagnes qui entourent Boscodon et font notre joie au quotidien.
Être saint ou le devenir peu à peu, voilà notre vocation humaine. Ce n’est pas notre œuvre propre, comme si nous pouvions forger nous-mêmes notre sainteté. C’est le fruit de la collaboration entre notre pauvre volonté humaine et la puissance du Christ et de son Esprit. Voilà ce que l’ange disait au voyant de l’Apocalypse, à propos des élus vêtus de blanc : « Ils viennent de la grande épreuve ; ils ont lavé leurs robes, ils les ont blanchies par le sang de l’Agneau. » Ce qui les sauve, ce qui nous sauve, c’est le sang du Christ, qui a donné sa vie par amour de son Père et de notre humanité. La Pâque du Christ est la seule grande épreuve qui nous est proposée. À nous de la saisir. Amen.

Homélie 30e dimanche (29 octobre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 29 octobre 2023 (30e dim. du TO A) – Boscodon
Ex 22,20-26 ; 1 Th 1,5c-10 ; Mt 22, 34-40

En décrivant l’attention au plus démuni de manière si détaillée, le livre de l’Exode nous l’a clairement dit : même l’immigré a droit au soutien des membres du peuple d’Israël, car ceux-ci doivent se souvenir de leur condition d’immigrés en Égypte. Or, toutes ces prescriptions de la Bible juive – « la Loi et les Prophètes », cette dernière catégorie intégrant les psaumes et les écrits de sagesse –, Jésus les résume en peu de mots : aimer Dieu et son prochain sont les deux commandements principaux, et ils n’en font qu’un. En peu de mots, mais en beaucoup d’actes. Car aimer Dieu de tout son cœur ne se fait pas en un quart d’heure ; cela nécessite un travail progressif, qui dure toute la vie. Un chemin de conversion qui invite à la patience, envers soi-même, envers les autres. Envers Dieu aussi, car il ne se manifeste pas à tout bout de champ et en direct sur notre route personnelle.
Dans sa lettre aux Romains, saint Paul va encore plus loin, et résume toute la Loi en un seul commandement (Rm 13,8…9) : « Celui qui aime les autres a pleinement accompli la Loi [… Tous les commandements] se résument en cette parole : “Tu aimeras ton prochain comme toi-même.” » Pour saint Paul, vivre c’est le Christ : peut-on alors imaginer un seul instant qu’il ait voulu revoir la copie de son Seigneur, faire mieux que lui ? Bien sûr que non. Mais ce double résumé des Écritures, d’abord par Jésus puis par Paul, nous alerte sur un point essentiel de notre foi : Dieu reste pour le moment invisible, c’est dans le Royaume que nous pourrons voir notre Père face à face. Sur cette terre, le seul moyen que nous avons de vérifier un peu l’authenticité de notre amour de Dieu, c’est notre amour du prochain ! À la fin du premier siècle, la Première lettre de Jean redira cela avec des mots sans équivoque (1 Jn 4,20) : « Si quelqu’un dit : “J’aime Dieu”, alors qu’il a de la haine contre son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère, qu’il voit, est incapable d’aimer Dieu, qu’il ne voit pas. »
Mais peut-être que, dans sa limpidité, l’évangile de ce jour nous paraîtra d’une simplicité trop enfantine ? Notre foi serait-elle donc faite pour les gens simples, « Niveau 1 » des Mots fléchés de nos vacances ? Et pourquoi pas, après tout ? En effet, la théologie nous enseigne que Dieu est le seul être simple ! Nous, les humains, nous sommes compliqués ; bien plus que les autres créatures, car nous avons la capacité de refuser l’amour de Dieu. Or, les termes simple et compliqué (ou complexe) sont de la même racine : leur terminaison –ple, –pliqué ou –plexe, vient du mot « pli ». Dire que Dieu est simple, c’est dire qu’il est sans (le moindre) pli ! Dieu est simple, parce qu’il est la perfection absolue, l’amour parfait, l’être le plus désapproprié de lui-même, entièrement donné à sa Création qu’il a appelée à l’existence par amour. Et parler de la Trinité ne rend pas les choses plus complexes, puisque c’est affirmer que Dieu est amour. Or, l’amour tend à se communiquer. Le Père aime donc éternellement le Fils, le Fils aime le Père, et l’Esprit Saint est cet amour qui circule de l’un à l’autre et qui, à l’initiative du Père source de toute vie, va donner vie à notre univers. Et, au sein de cet univers, Dieu choisira librement de créer l’humanité à son image et ressemblance.
En nous créant ainsi par amour, Dieu nous a donné une part de sa liberté. Et si le mal envahit notre terre et notre cœur, il ne vient pas de lui, mais de notre liberté utilisée à contresens de l’amour de Dieu et du prochain. Voilà pourquoi nous ne sommes pas des êtres simples, mais complexes, et même compliqués ! Voilà pourquoi une des plus belles prières est le Ps 85/86,11, un cas unique dans la Bible où nous disons : « Unifie mon cœur pour qu’il craigne ton Nom ! » La tradition juive dit que notre cœur est divisé : il a un bon penchant, mais aussi un mauvais. Vouloir restaurer l’unité de notre cœur ne consiste pas à chasser ce mauvais penchant, mais à le redresser, afin qu’avec le bon il ne fasse plus qu’un : un seul cœur, tout donné à Dieu et au prochain. Alors, comme saint Paul nous l’a dit tout à l’heure, « détournons-nous des idoles, afin de servir le Dieu vivant et véritable ! » C’est la grâce que je vous souhaite. Amen !

Homélie 27e dimanche (8 octobre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 8 octobre 2023 (27e dim. du TO A) – Boscodon
Is 5,1-7 ; Ph 4,6-9 ; Mt 21,33-43 (les vignerons homicides)

Parmi les nombreuses paraboles de Jésus, celle des vignerons homicides est l’une des plus délicates à interpréter : « Ces misérables, il les fera périr misérablement. Il louera la vigne à d’autres vignerons, qui lui en remettront le produit en temps voulu. » Dans la version de saint Matthieu que nous venons d’entendre, l’interprétation de la finale peut facilement déraper vers l’antisémitisme, car Jésus ajoute : « Le royaume de Dieu vous sera enlevé pour être donné à une “nation” qui lui fera produire ses fruits. » Les spécialistes se demandent de quelle « nation » parle Jésus : plutôt un groupe de croyants qui feront le travail oublié par les élites religieuses d’Israël, mais pas une nouvelle nation à la place d’Israël. Hélas ! des prédicateurs chrétiens ont cru et dit que tout Israël sera privé du royaume de Dieu, contrairement aux païens. Or, saint Paul a écrit ceci aux chrétiens de Rome : « Par rapport à l’Évangile, ils sont des adversaires, et cela à cause de vous ; mais par rapport au choix de Dieu, ils sont des bien-aimés, et cela, à cause de leurs pères. Les dons gratuits de Dieu et son appel sont sans repentance » (Rm 11,28-29). Depuis la Seconde Guerre Mondiale, un travail de réconciliation et d’écoute, de meilleure connaissance et estime réciproque, a été entrepris par les Églises et les instances du judaïsme. Certains discours chrétiens gardent cependant des traces d’antisémitisme. C’est ce que Jules Isaac, un auteur juif qui a perdu sa femme et sa fille dans la Shoah mais dit sa « ferveur à l’égard d’Israël […] et à l’égard de Jésus, fils d’Israël », appelait « l’enseignement du mépris ».
L’histoire racontée par Jésus évoque le passage d’Isaïe entendu en première lecture : « La vigne du Seigneur de l’univers, c’est la maison d’Israël. » Dieu aime  Israël : « Je veux chanter pour mon ami le chant du bien-aimé à sa vigne. » Dieu qui est amour crée par amour, il crée l’humanité à son image pour associer d’autres êtres libres à sa joie. S’il choisit Israël − Isaïe dira même qu’il le crée (Is 43,1) – c’est pour lui donner sa Parole de vie, sa Tora, comme une lumière pour tous les hommes (voir Ps 118/119,105). Le Dieu de la Bible est le Dieu vivant, il donne la vie et aime la voir fleurir et fructifier. Dès la première page de la Bible, il crée l’humanité pour qu’elle soit féconde, pour qu’elle porte du fruit (Gn 1,28).
La vigne de Dieu doit donc produire du fruit. Or, l’expérience d’Isaïe, comme celle de tous les prophètes et de Jésus, c’est que les êtres humains sont durs d’oreille et de cœur, réticents à faire la volonté de Dieu. Plutôt que d’entrer dans la dynamique de la vie, ils choisissent souvent la mort. Le saint pape Jean Paul II dénonçait cette « culture de la mort » qui envahit notre monde actuel, en totale opposition à la « culture de la vie » de l’évangile. Les hommes rejettent le message de vie, les fruits attendus ne sont pas là. Isaïe est amer devant le refus de son peuple d’écouter la voix de Dieu. Mais il y a pire : dans les diverses traditions religieuses, les envoyés de Dieu sont souvent persécutés et mis à mort. Tel est le sort qui attend Jésus, et à la fin de son ministère de prédication il le sait.
La conclusion de cette parabole serait tragique si Jésus n’ajoutait pas une citation du Ps 117/118 : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ! » Ce verset renverse le mouvement qui allait vers la mort, et la liturgie du temps pascal en a fait un refrain qui résume bien l’audace de la foi chrétienne : oui, du mal, Dieu est capable de tirer un plus grand bien ; haine, violence et mort n’ont plus le dernier mot. En Jésus, le prophète mis à mort et ressuscité, la vie de Dieu a triomphé ! Aussi, quelles que soient les difficultés et soucis que nous pouvons rencontrer, entendons l’appel de Paul : « Ne soyez inquiets de rien, mais, en toute circonstance, priez et suppliez, tout en rendant grâce, pour faire connaître à Dieu vos demandes. Et la paix de Dieu […] gardera vos cœurs et vos pensées dans le Christ Jésus. » Il ne tient qu’à nous que ce passage de la mort à la vie, du désarroi à la paix, s’accomplisse dans notre existence personnelle et communautaire : « Pour la gloire de Dieu et le salut du monde ! » Amen.

Homélie 25e dimanche (24 septembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers pour le 24 septembre 2023 (25e dim. du TO A) – Abbaye de Boscodon
Is 55,6-9 ; Ph 1,20c-24.27a ; Mt 20,1-16

Nos sociétés industrialisées ont progressivement mis au point des législations relatives au droit du travail. Mais si nous abordons la parabole des ouvriers de la onzième heure avec un regard de syndicaliste, ou tout simplement d’honnête citoyen soucieux de justice sociale, nous ne pouvons que crier au scandale devant l’histoire que Jésus nous raconte. En réalité, il nous parle du Royaume de Dieu, et de l’invitation que Dieu lance à tous les êtres humains, pour qu’ils découvrent la joie de vivre avec lui. Or, pour le dire, Jésus aime inventer des histoires suggestives, mais souvent dérangeantes.
Ce matin, ce qui pose problème est clair : les ouvriers de la première heure protestent vigoureusement, en disant, à propos des derniers venus : « Ceux-là n’ont fait qu’une heure, et tu les traites à l’égal de nous, qui avons enduré le poids du jour et la chaleur ! » Dans une société démocratique, qui prétend avoir soin de chaque citoyen, c’est tout à fait injuste. Bien des peuples qui manquent gravement de liberté, qui subissent de graves inégalités de niveau de vie, et où rien n’encourage l’estime et le soutien réciproque des citoyens, à l’image d’une belle fratrie de sang ou d’esprit, nous envient la devise de notre pays : Liberté, Égalité, Fraternité ! Et pourtant, notre pays qui se targue d’être la maison-mère des droits humains semble lui aussi bien mal en point. Mais sa devise mérite notre respect, et je suis convaincu qu’elle est d’origine chrétienne. Par exemple, les trois vœux que les religieux s’engagent à vivre – d’obéissance, de pauvreté et de chasteté – n’ont de sens que s’ils permettent de vivre d’une façon heureuse ces belles intuitions que sont la liberté, l’égalité et la fraternité.
Mais revenons à la parabole de ce jour. Pourquoi Jésus aime-t-il nous provoquer, choquer ses auditeurs, ou du moins les interpeller en leur racontant une histoire somme toute assez invraisemblable ? Parce qu’il ne nous parle pas de la vie en société démocratique sur cette terre, mais oriente nos esprits et nos cœurs vers la venue du Royaume de Dieu. Or, dans l’accès au Royaume de Dieu, c’est-à-dire au salut, à la vie éternelle, il n’y a pas de loges réservées, de fauteuils d’orchestres, de petits strapontins de côté et de places debout au dernier étage du théâtre : tous sont traités à égalité, qu’ils aient été croyants, pieux et saints depuis de longues années, ou qu’ils soient de jeunes convertis, touchés par le message de l’Évangile peu avant leur mort, et parfois après une longue vie d’errance dans diverses addictions mortifères.
Ce n’est pas évident, pour des êtres humains toujours un peu préoccupés d’eux-mêmes d’abord, de raisonner comme Jésus nous le propose. Rappelez-vous l’histoire des deux fils de Zébédée, où saint Matthieu met en scène leur brave maman, qui demande à Jésus la faveur de deux bons fauteuils de vice-premiers-ministres pour ses deux fils chéris. Jésus répond qu’il ne peut rien faire, que cela relève du bon vouloir du Père. Avec la parabole de ce matin, il nous dévoile un peu plus ce que désire son Père : donner à tous ses enfants bien-aimés le même salaire, c’est-à-dire le même accès à lui, la même intimité avec lui. Dans le Royaume, il n’y a pas de chouchous ni de « sauvés de seconde zone », mais tous, y compris les rattrapés de la dernière minute, bénéficient du même salaire : la découverte définitive de notre Père des Cieux, et de son amour éternel.
Alors, on comprend pourquoi le lectionnaire liturgique nous fait entendre, en première lecture, ces mots de Dieu transmis par Isaïe : « Mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur ! » Si la justice sociale nous fait respecter la dignité de nos frères et sœurs, la justice du Royaume est bien plus large, et consiste à ajuster notre voix à la voix de Dieu, à chanter juste avec lui, à regarder, sentir, appréhender les réalités, et surtout nos frères et sœurs, comme lui. Bref : à apprendre à penser comme le Père, à quitter nos chemins de traverse pour nous engager résolument sur celui qu’il nous trace. Car, dit le psalmiste : « La bonté du Seigneur est pour tous, sa tendresse, pour toutes ses œuvres. » Avec saint Paul, demandons à Dieu de nous donner « un comportement digne de l’Évangile du Christ ». Amen.

Homélie 22e dimanche (3 septembre 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 3 septembre 2023 (22e dim. du TO A) – Boscodon
Jr 20,7-9 ; Rm 12,1-2 ; Mt 16,21-27

Renoncer à soi-même, offrir en sacrifice sa personne tout entière : ces mots de Jésus et saint Paul peuvent choquer. La foi en Jésus serait-elle un frein à notre épanouissement, à notre liberté, à notre désir de vivre comme bon nous semble ? Bien des gens l’ont pensé, beaucoup le pensent encore. Parmi eux, certains anciens chrétiens : une épreuve jugée trop lourde, un pépin dans la vie, ou tout simplement une réflexion bousculée par les fameux « maîtres du soupçon », comme Paul Ricoeur appelait Nietzsche, Marx et Freud, les ont amenés à renoncer à la foi, jugée infantile, ou oppressante.
Notre monde est en surchauffe. En ce mois de septembre, dénommé par les Églises Temps de prière pour la Création, nous nous repentons, en tant qu’humanité – et spécialement nous les habitants des pays riches – d’avoir participé fortement à la dégradation de la nature : détérioration climatique, excès dans le froid comme dans le chaud, coups de vent d’une force inouïe, vagues déferlant sur les villes de bord de mer. Et cela va de pair avec l’immigration des peuples pauvres du sud, et les blocages de notre Vieille Europe. Violences des guerres civiles et internationales, en Ukraine, dans plusieurs pays d’Afrique et dans tant d’autres parties du globe. Violences urbaines aussi, règlements de comptes entre gangs de la drogue, manifestations populaires s’achevant dans le pillage en règle d’une mairie ou d’un tribunal… La liste est longue, qui incite au pessimisme.
Mais nous voici rassemblés pour nous tourner vers le Dieu vivant, notre Père, et lui confier toutes nos détresses et celles de nos contemporains, pour recevoir de lui une parole de réconfort. Malgré la persistance des idées transmises par les « maîtres du soupçon », n’hésitons pas à relever la tête et à dire : oui, nous croyons en Dieu, nous croyons que Dieu n’est pas un fantasme né de notre imagination puérile, nous savons que l’être humain et le monde créé qui nous entoure valent bien mieux que ces petits calculs égoïstes et animés par la violence, et finalement par la peur.
Alors, forts de notre foi, nous pouvons prendre au sérieux la parole de Jésus, si déconcertante, si exigeante, car nous croyons qu’elle est source de vie : « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perd sa vie à cause de moi la trouvera. »
Alors, oui, les mots de saint Paul peuvent résonner dans nos cœurs : « Ne prenez pas pour modèle le monde présent, mais transformez-vous en renouvelant votre façon de penser pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait. » Le monde présent, nous ne le connaissons que trop bien, puisque c’est le nôtre. Nous sommes membres de cette société humaine devenue folle, qui ne sait plus à quel saint se vouer, qui est prête à tous les excès puisque plus rien n’a de sens à ses yeux. Alors, écoutons l’apôtre qui nous dit de ne pas nous laisser prendre au piège des idées trompeuses du monde, de ses sirènes de malheur. C’est « au nom de la tendresse de Dieu » que Paul nous exhorte à nous laisser transformer par l’accueil de la volonté de Dieu. Car la partition que le Seigneur nous donne à jouer, ou à chanter, est une ode à la vie.
Cette vraie vie n’est pas seulement la vie pour plus tard, pour après la mort. Non, la vie de Dieu nous est déjà donnée : de par notre baptême elle nous habite, elle innerve tout notre être physique, psychique, intérieur. Chacune et chacun de nous a pu, au moins une fois dans son histoire, faire l’expérience de cette proximité de Dieu, de sa force qui nous permet de tenir, d’avancer, d’aimer les autres en vérité, de les soutenir et de leur pardonner si nécessaire. La vie de Dieu, laissons-la se saisir de nous !
Ce matin Jérémie, le plus christique des prophètes d’Israël, avoue devant nous que le Seigneur l’a séduit, et mené là où il n’aurait pas voulu aller de lui-même. Car tous autour de lui se moquaient de lui, au point qu’il voulait abandonner son Dieu. Mais ça a été plus fort que lui : la parole de Dieu « était comme un feu brûlant dans [s]on cœur », il s’est laissé envahir à nouveau par son Dieu. Et nous, avec Jérémie, avec Jésus, Paul et le psalmiste, disons tous : « Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube : mon âme a soif de toi […] tu seras la louange de mes lèvres ! […] Comme par un festin je serai rassasié […] je crie de joie à l’ombre de tes ailes. » Amen.

Homélie Assomption (15 août 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la fête de l’Assomption (15 août 2023), Abbaye de Boscodon
Ap 11,19a… – 12,10b ; 1 Co 15,20-27a ; Lc 1,39-56

Avez-vous déjà regardé de près le christ qui trône au-dessus de l’autel, au chevet de cette abbatiale ? Sculpté par le fr. Isidore dans un poirier du village, il accueille chaque personne qui entre dans l’église, quelles que soient ses convictions et sa situation. Il n’est pas souffrant, et n’est même pas cloué sur une croix. Cependant, la croix n’est pas évacuée, pas oubliée : bien au contraire, c’est Jésus lui-même qui est en forme de croix, comme pour nous rappeler que la croix ne nous sauve pas si elle n’est pas SA croix, le signe concret de l’amour fou de Dieu pour notre humanité. Le vendredi saint n’est donc pas ignoré, mais il est déjà illuminé par la joie de Pâques. Jésus a de grands yeux, comme sur les icônes ou les chapiteaux romans ; et, avec ses mains largement ouvertes, il accueille tout le monde. Mais regardez les pieds de Jésus : alors que sa tête est grande, ses pieds sont tout petits et légers. Ce n’est pas une erreur du sculpteur : c’est pour évoquer son envol, son ascension auprès du Père.
Dimanche dernier, le fr. Régis a évoqué cette ascension de Jésus. Pour nous dire qu’elle nous libérait de nos pesanteurs. Oui, quel que soit le régime que l’on peut suivre, alimentaire, sportif ou spirituel – à la manière de Hildegarde de Bingen, par exemple, qui sera honorée ici dimanche prochain –, nous resterons toujours, jusqu’à la fin de notre vie terrestre, un peu engoncés dans notre vêtement de chair, trop pesant pour nous laisser nous envoler au ciel. Cela veut-il dire que nous ne sommes pas faits pour le ciel ? Certainement pas. Mais cela, justement, nous remet à notre juste place : nous sommes d’humbles créatures de Dieu, certes très aimées et destinées par lui à un avenir extraordinaire, mais créatures tout de même. Et notre salut, ce n’est pas nous qui le faisons à coup d’exploits sportifs, comme ceux qui animent la région d’Embrun en ce jour. C’est le Christ qui nous emmène dans la gloire de Dieu, par le mystère de son ascension.
Aujourd’hui, nous ne faisons pas mémoire de l’ascension de Marie dans le ciel, comme si elle y allait avec ses propres forces. Nous faisons mémoire de son assomption : elle est assumée, autrement dit prise en charge par le Ressuscité qui vient la chercher dans le royaume des morts, sans lui permettre de connaître la corruption de la chair, pour l’entraîner dans le royaume de Dieu, celui des vivants qui nous est promis.
Le premier fruit de la croix de Jésus fut le Bon larron, ce malfaiteur condamné à la croix en même temps que lui, et qui a vu sa prière exaucée d’une façon mille fois plus belle que ce qu’il pouvait oser demander ou imaginer : « Aujourd’hui, lui dit Jésus, avec moi tu seras dans le Paradis. » Dès le jour de sa mort cet homme est donc entré avec Jésus dans la gloire. Mais a-t-il une dernière fois exercé son activité de voleur, en coupant la file et en passant devant Marie, la Mère de Jésus ? Non. Il a reçu de Jésus la promesse que son itinéraire humain sur terre était heureusement achevé, qu’il était pleinement sauvé. Cependant, son corps sera porté en terre, et comme celui de tous nos proches – même ceux qui auront subi une crémation, volontaire ou involontaire – il devra reposer quelque temps dans l’attente de la résurrection des corps. Car nos corps sont promis à la résurrection, mais d’une façon que nous ignorons et qui est l’affaire de Dieu. Affirmer notre foi en la résurrection de la chair, comme nous le faisons le dimanche et pour les grandes fêtes comme aujourd’hui, c’est affirmer la dignité de chaque être humain, irremplaçable, unique, précieux aux yeux de Dieu. Or, un être humain n’est pas que spirituel, il a un corps, une chair.
Dans le cas de Marie, la foi nous dit que pour elle le rythme du salut s’est accéléré. Elle est bien passée par la mort comme son fils Jésus, mais comme pour lui son corps n’a pas subi la corruption du tombeau. Elle est déjà corps et âme dans le ciel. L’ascension de Jésus nous ouvre le ciel, nous offre l’espérance du bonheur sans fin auprès de Dieu. Mais l’assomption de Marie nous rappelle que l’accès à ce bonheur éternel est l’œuvre de Dieu pour chacune et chacun de nous. Voilà notre foi, voilà notre espérance, voilà notre joie. Bonne fête à tous ! Amen.

Homélie Transfiguration (6 août 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 6 août 2023, Transfiguration (A)  – Boscodon
Dn 7,9-10.13-14 ; 2 P 1,16-19 ; Mt 17,1-9

Plusieurs épisodes caniculaires ont marqué les vingt dernières années, mais, de mémoire d’homme, 2023 semble atteindre un record : jamais on n’avait connu un été aussi chaud. Nous sommes en pleine canicule, avec tous les risques d’incendie que cela suggère. Mais, au fait, d’où vient ce mot de « Canicule », et que signifie-t-il ? En latin, canis désigne le chien ou la chienne ; et canicula est un diminutif féminin, qui signifie « petite chienne » ! C’est ainsi que les Romains désignaient Sirius, l’étoile principale de la constellation du grand Chien. Et comme cette étoile se lève et se couche avec le soleil au début du mois d’août, le mot a fini par désigner cette période particulièrement chaude. Et, par la suite, toute période de chaleur extrême.
En ce 6 août, en pleine canicule, nous voici en train de célébrer la fête de la Transfiguration du Christ. Ce n’est pas par hasard : en choisissant cette date, la liturgie veut nous dire que notre vraie source de lumière et de chaleur, ce n’est pas la petite chienne ou le grand Chien, ou tout autre élément naturel, mais le Christ, le Verbe de Dieu.
Le prophète Daniel a eu plusieurs visions qui lui ont fait approcher le mystère du Dieu d’Israël, normalement invisible sur cette terre. Vous l’avez entendu, dans l’une de ces visions Dieu (= le Père) était symboliquement représenté par un Vieillard vêtu de blanc pur. Son âge et sa couleur étaient signe de sainteté et d’éternité. Or, au cours d’une nouvelle vision, Daniel voit à ses côtés un second personnage : « Je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’homme ; il parvint jusqu’au Vieillard, et on le fit avancer devant lui. » « Comme un Fils d’homme » : dans le langage apocalyptique, ce « comme » veut rappeler que l’être humain ne peut percer les secrets du Dieu invisible ; il ne peut que les approcher de loin, en avoir une vague idée. Il ne peut donc en parler que par approximation : « Comme un Fils d’homme ».
Ce personnage qui s’avance, les chrétiens l’ont très vite identifié à Jésus. Cela était d’autant plus facile que Jésus lui-même, selon le témoignage des quatre évangiles, s’est souvent désigné comme « le Fils de l’homme ». En parlant ainsi, Jésus suggère deux choses. Tout d’abord, qu’il est bien de notre espèce humaine : il n’est pas un pur esprit, ni le produit des fantasmes des premiers disciples ; il a réellement vécu parmi les humains, comme l’un de nous. Mais, surtout, ce personnage vu par Daniel « comme un Fils d’homme » s’approche de Dieu « avec les nuées du ciel » : c’est donc un personnage exceptionnel, qui appartient au monde céleste.
Jésus a demandé à ses Douze apôtres de se prononcer sur lui : « Pour vous, qui suis-je ? » Et nous, que pourrions-nous répondre à cette question ? Qui est Jésus pour nous ? Un dieu, un demi-dieu, un avatar, une simple image, ou encore tout simplement un homme bien de chez nous, divinisé petit à petit par des croyants un peu trop généreux ? Ces questions sont anciennes, mais elles demeurent toujours pertinentes.
Mais, ce matin, nous ne sommes pas là par hasard. C’est bien la foi de l’Église qui nous réunit : nous reconnaissons en Jésus de Nazareth, non seulement l’un de nous, notre frère en humanité, mais aussi l’Envoyé suprême de Dieu. Et même son propre Fils éternel, qui partage sa divinité. La foi chrétienne est d’abord attachement à la personne de Jésus, mais elle est inséparable de la foi en l’incarnation de Dieu et en la Trinité.
Aujourd’hui, la vision du Christ transfiguré est si forte que Pierre voudrait bien que ça ne s’arrête pas : allons, plantons trois tentes pour Jésus, Moïse et Élie ! Mais non : ce n’est pas encore l’heure de la contemplation sans fin du visage de Dieu. Pour nous qui ne voyons pas le Christ, la voix off du Père nous dit d’écouter son Fils bien-aimé ; et ce sont les évangiles et le témoignage des apôtres qui nous donnent accès à sa parole. Alors, écoutons-le, essayons de vivre un peu plus comme il nous dit de le faire. Et la joie et la lumière de la Transfiguration seront avec nous pour toujours, dans l’attente du face à Face avec notre Père. Amen.