Homélie 16e dimanche (23 juillet 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 23 juillet 2023 (16e dimanche du TO A) – Boscodon
Sg 12,13.16-19 ; Rm 8,26-27 ; Mt 13,24-43

Quelques années avant l’ère chrétienne, à Alexandrie, un auteur juif a écrit en grec le livre de la Sagesse. Il y proclamait, nous venons de l’entendre : « Il n’y a pas d’autre dieu que toi. » Mais déjà le livre d’Isaïe affirmait qu’il n’y a qu’un seul Dieu. Encore faut-il en connaître les qualités, et le livre de la Sagesse nous les a rappelées : il prend « soin de toute chose », ses jugements « ne sont pas injustes », il juge « avec indulgence », et « après la faute » il donne « une belle espérance », celle de la conversion, de la réconciliation et du pardon. Car notre Dieu est un Dieu de vie qui aime la vie et donne la vie. [Malgré certaines formules bibliques à ne pas prendre au pied de la lettre, Dieu ne saurait donner la mort : ce sont les personnes qui s’éloignent de lui qui se la donnent à elles-mêmes, cette mort éternelle qui sépare définitivement de Dieu.] Trop de gens ont encore en tête une idée de Dieu complètement fausse ou déformée, comme s’il haïssait la vie et nous empêchait de vivre. Trop de gens aussi se satisfont de ces caricatures de Dieu et de l’Église pour mieux s’en débarrasser, en méprisant tous ceux qui « y croient ».
Mais le message biblique résonne au fil des pages : notre Dieu ne prend pas plaisir à la mort du pécheur, il veut le salut éternel de tout être humain. Le psalmiste a chanté devant nous ce « Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, plein d’amour et de vérité » ! Et si saint Paul affirme que « nous ne savons pas prier comme il faut », il sait que Dieu lui-même nous donne son Esprit pour nous apprendre à prier, à nous tourner vers lui avec amour et gratitude, humilité et confiance. Dieu veut notre bonheur, et nous fait partenaires de notre propre sanctification. À nous de prendre au sérieux la part qui nous revient, sachant bien que Dieu ne nous oubliera pas, et qu’il nous soutiendra dans toutes nos épreuves.
C’est pour nous encourager à prendre notre part que Jésus multiplie l’enseignement en paraboles. Chacune de ces histoires, courtes ou longues, a un message à transmettre, une attitude à suggérer. Impossible, et inutile, de vouloir les tenir toutes ensemble : elles ne se superposent pas, mais chacune peut nous aider à franchir telle ou telle étape de notre vie. Dimanche dernier, c’était la parabole du semeur qui nous invitait à réfléchir : savons-nous préparer en nous-même, au plus intime de notre cœur, un espace où la semence semée par le Christ pourra se développer et porter du fruit ?
Ce matin, avec les petites paraboles de la graine de moutarde et du levain dans la pâte, Jésus nous transmet et nous explique la parabole du bon grain et de l’ivraie. L’ivraie, la mauvaise herbe, s’appelle zizanie en grec : nous voyons tout de suite de quoi il retourne ! L’ennemi qui l’a semée dans le champ de son voisin, c’est celui que nous appelons le diabolos, le semeur de divisions. Or, l’être humain n’est pas fait pour être divisé. Il a besoin d’unité intérieure ; beaucoup de nos contemporains se livrent d’ailleurs à toute sorte de méditations transcendantales ou d’éveils de la conscience, mais sans savoir que c’est notre Père qui nous attire à lui et veut notre unité intérieure, comme dit un psaume (Ps 85/86,11) : « Unifie mon cœur pour qu’il craigne ton Nom ! » Dieu n’a que faire de pantins ou de marionnettes, qu’il pourrait manipuler à sa guise. Cela ne l’intéresse pas. Il nous a créés à son image et ressemblance, afin qu’à son image et ressemblance nous soyons capables de prendre notre vie en main, et d’aider nos frères et sœurs, spécialement les plus fragiles et démunis, à prendre leur vie en main.
Le message de la parabole du bon grain et de l’ivraie est clair : malgré toute notre bonne volonté, tous nos efforts et nos désirs, il restera toujours dans nos vies des zones d’ombre, pas encore évangélisées, où régnera la zizanie, le trouble, l’eau trouble. Mais Jésus nous dit de ne pas nous en inquiéter, de laisser l’ensemble des herbes bonnes ou mauvaises pousser jusqu’à la moisson. Alors, toutes nos mauvaises herbes seront jetées au feu et disparaîtront. Seul restera le bon grain, tout ce que nous aurons fait de beau et de bon pour Dieu et nos semblables. Voilà la Bonne Nouvelle de ce matin. Amen.

Homélie 14e dimanche (9 juillet 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le dimanche 9 juillet 2023 (14e du T.O., année A) – Boscodon
Za 9,9-10 ; Rm 8,9.11-13 ; Mt 11,25-30

« Jérusalem, ton roi […] fera disparaître d’Éphraïm les chars de guerre, et de Jérusalem les chevaux de combat ; il brisera l’arc de guerre, et il proclamera la paix aux nations. » Cet oracle transmis par le prophète Zacharie semble dénué de sens dans le monde d’aujourd’hui. La guerre est partout, même revenue sur le sol européen ; les pays pauvres sont toujours plus pauvres et menacés dans leur survie par des étrangers spoliateurs et fauteurs de guerre. Et, ces derniers jours, la situation des Palestiniens, déjà difficile depuis des décennies, s’est encore aggravée avec l’intrusion de l’armée israélienne dans des villes comme Jenin. Dans la population palestinienne, les chrétiens sont particulièrement à plaindre, car ils ne sont plus qu’une poignée résiduelle : quelque 150’000 contre 7 millions de juifs et autant de musulmans !
Dans ces conditions, on peut se demander où est ce roi censé apporter la paix aux nations, et faire disparaître d’Israël toute arme de guerre. Comme toujours, devant une situation de crise extrême, nous sommes tentés de dire : « Où est Dieu ? » Ou, comme les justes souffrants des psaumes : « Dieu, que fais-tu, pourquoi dors-tu ? Sors de ton silence ! »
Nous voici donc acculés à la foi, c’est-à-dire à croire ce que nous ne voyons pas, à espérer, comme Abraham, contre toute espérance. Avec le psalmiste de ce jour, nous osons dire et croire que « Le Seigneur soutient tous ceux qui tombent, il redresse tous les accablés. »
Croire à l’impossible, à ce qui est hors d’atteinte des êtres humains, mais possible pour Dieu. Croire que du mal et de la mort peuvent surgir le bien et la vie. C’est l’espérance de saint Paul aujourd’hui : « Si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus, le Christ, d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. » Nos corps sont mortels, non seulement parce qu’un jour nous passerons par la mort, mais aussi parce que, jour après jour, nous faisons l’expérience de notre petitesse, de notre fragilité, de notre impuissance.
Dans le monde difficile et douloureux qui est le nôtre, le monde réel où nous vivons, loin de nos rêves, l’espérance chrétienne peut nous donner la force d’avancer, d’oser affronter le mal et de le vaincre. Tout cela peut paraître fou, insensé, stupide, d’une désolante naïveté. Et pourtant, l’histoire de la foi au cours des siècles nous apprend que Dieu agit puissamment à travers des choses infiniment petites et modestes, que Dieu fait des merveilles avec et dans des êtres fragiles, faillibles, mais qui lui font confiance.
Aujourd’hui, le Christ nous partage le cœur de sa prière la plus intime : « Père, Seigneur du ciel et de la terre, je proclame ta louange : ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. » Le secret de Dieu, que seuls les tout-petits peuvent recevoir, c’est celui de la vie plus forte que la mort, de l’amour plus fort que la haine. Et tout être humain peut en faire l’expérience. Ce n’est pas le privilège d’un petit groupe, pas même de celui des « tout-petits » dont parle Jésus, comme s’ils formaient un cercle fermé sur lui-même. Car l’humanité n’est pas divisée entre sages et savants d’un côté, et tout-petits de l’autre. Non : c’est en chacun de nous que le passage peut se faire, de la suffisance, de l’auto-suffisance, de la complaisance orgueilleuse et égoïste dans ses propres ressources et forces, à la confession humble et sincère de nos limites. Et c’est à travers ces limites que Dieu peut nous rejoindre, et nous insuffler son Esprit de vie, Esprit plus puissant que la mort.
Chers frères et sœurs, croyons-le : nous ne sommes pas abandonnés de Dieu, nous ne sommes pas livrés à notre triste sort. Et puisque la période des vacances scolaires a commencé, qu’elle soit non seulement un temps de repos bien mérité pour beaucoup, mais aussi l’occasion de redécouvrir l’amour de Dieu et de plonger à nouveau dans la confiance : « Devenez mes disciples – nous dit Jésus –, car je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme. » Amen.

Homélie du fr. Luc Devillers 40 ans d’ordination, 12e dimanche (25 juin 2023) 

Homélie du fr. Luc Devillers pour le 40e anniversaire de son ordination,
dimanche 25 juin 2023 (12e dimanche du T.O. A) – Boscodon

Jr 20,10-13 ; Rm 5,12-15 ; Mt 10,26-33 (Jésus nous libère du péché, de la mort et de la peur)

Aujourd’hui je me souviens du 25 juin 1983, une journée très chaude à Toulouse au cours de laquelle j’ai été ordonné prêtre, il y a tout juste 40 ans. Et avec vous je veux en rendre grâce à Dieu. Cet anniversaire me renvoie à mon histoire familiale, qui croise celle du diocèse de Gap-Embrun : en effet, mon grand-oncle l’abbé Louis Poutrain a servi l’Église des Hautes-Alpes. Parmi les nombreuses figures de prêtres et de religieux de ma famille, c’est l’Oncle Louis qui m’a le plus marqué : or, il est décédé quelques mois avant mon ordination, en février 1983. Avec sœur Jeanne-Marie, qui avait entendu parler de lui et l’estimait, je suis allé à Saint-Jean-Saint-Nicolas (Champsaur), et j’ai assisté comme diacre Mgr Séguy qui présidait ses obsèques.
Originaire du Pas-de-Calais, ce frère de ma grand-mère maternelle fut d’abord vicaire à Boulogne-sur-Mer, dans les années 20 du siècle passé. Mais, pour des raisons de santé, il fut envoyé quelques mois dans les Hautes-Alpes. La guerre survenue, il a caché des Lorrains et des Alsaciens déserteurs ou réfractaires à la Wehrmacht, mais fut dénoncé et arrêté par la Gestapo. Sa déportation à Auschwitz, Buchenwald, Flossenbürg puis Janovice l’a profondément marqué. Après la guerre, en accord avec l’évêque d’Arras, il s’est mis pleinement au service du diocèse de Gap. Il a créé à Saint-Jean un centre d’apprentissage, devenu le Lycée Poutrain, meilleur lycée professionnel du sud-est.
Juste avant de mourir, mon Oncle Louis a publié un livre qui raconte comment son expérience de la déportation a transformé sa vie de prêtre. Il aurait voulu l’intituler « Au service de l’homme », mais le choix du titre appartient à l’éditeur et il en fut décidé autrement. Sur l’exemplaire qu’il m’a offert, il a inscrit cette dédicace : « à Frère Luc Devillers dont le visage révèle la joie, ce livre révèle ma joie d’être prêtre ». Dans son introduction, il a écrit ces lignes que je vous cite :
« Il est impensable que Jésus-Christ, mort sur la croix pour arracher l’homme à toute injustice, ait laissé passer cette souffrance sans la cueillir et la faire sienne. Mon sacerdoce me faisait peut-être l’obligation de substituer au culte du sacral et du divin, impensable en ce lieu, le culte de l’homme dans le sens où Paul VI utilisa cette expression. J’ai vu clairement qu’ici, à Birkenau, je devais troquer ma chasuble de célébrant pour la casquette du mendiant. Je rêvais de me tenir à la porte du four, tête nue par respect pour le passant, la casquette à la main comme le faisaient les pauvres du temps jadis à la porte des églises […] Dès lors, ma vie de déporté prenait son sens. […] Au cours de ma déportation j’ai constaté que le culte de l’homme, loin de me couper du sacral, me plongeait dans le divin : le respect dû à la dignité de l’homme fait partie de nos devoirs envers Dieu.(1) »
Aujourd’hui, je veux encore rendre grâce pour mes parents et pour l’ordre des Prêcheurs qui m’ont permis de trouver ma place dans l’Église. Mais aussi pour toutes celles et ceux qui m’ont marqué par leur vie au service de Dieu et de leurs frères et sœurs. Avec l’Oncle Louis, mes autres grands-oncles et grandes-tantes engagés dans le célibat au service du Christ furent de beaux exemples de vie menée à la lumière de l’Évangile, mais pas les seuls : aussi je rends grâce pour toutes celles et ceux qui m’ont parlé, souvent par leur seule attitude, de l’amour de Dieu pour l’humanité.
Aujourd’hui, me voici à Boscodon. Boscodon, souvenir de moines courageux qui, au xiie siècle, ont bâti cette magnifique abbatiale pour louer Dieu et accueillir les pèlerins et visiteurs occasionnels, comme probablement saint Dominique et saint Vincent Ferrier. Boscodon, renée depuis cinquante ans grâce à l’énergie folle et à l’audace évangélique de plusieurs hommes et femmes. Boscodon, réalisation humaine toujours fragile, mais qui ne pourra tenir que si elle reste au service de l’humanité, à la suite du Christ vainqueur du péché, de la mort et de la peur, dont nous ont parlé les lectures de ce dimanche. Ce lieu est fait pour la louange : alors, tous ensemble, louons le Dieu Vivant. Amen.

Notes :

(1) Louis Poutrain, La déportation au cœur d’une vie (coll. « Pourquoi je vis »), Paris, Éd. du Cerf, 1982, p. 18-19.(retour au texte)

Homélie fête du Corps et du Sang du Seigneur (11 juin 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour la fête du Corps et du Sang du Seigneur (11 juin 2023, A), Boscodon
Dt 8,2-3.14b-16a ; 1 Co 10,16-17 ; Jn 6,51-58

Depuis le xiiie siècle, l’Église catholique honore le sacrement de l’Eucharistie par un office spécial, composé par notre frère dominicain saint Thomas d’Aquin. Un sacrement dans lequel le Christ se donne en nourriture. Mais comment celui-là peut-il nous donner sa chair à manger ?, disaient les Juifs de l’évangile. Si nous sortons du petit monde des catholiques pratiquants, il faut bien reconnaître que les mots de Jésus, rapportés par le quatrième évangile, peuvent choquer et rebuter : Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang, vous n’avez pas la vie en vous. Que veut dire l’Église quand elle nous invite à manger le corps du Christ et à boire son sang ? Serions-nous des anthropophages ? Devrions-nous boire du sang, comme des vampires ?
Non, bien sûr. Mais, pour comprendre cela, il nous faut revenir aux origines de notre foi, aux écrits du Nouveau Testament : les évangiles synoptiques (Matthieu, Marc et Luc) rapportent que Jésus, la veille de sa passion, a pris du pain et du vin, les a offerts à ses disciples en leur disant : « Prenez et mangez, ceci est mon corps ! / Prenez et buvez, ceci est la coupe de mon sang ! » Saint Paul est le premier témoin de ce rite nouveau, enraciné dans la tradition juive. Dès les années 50 de notre ère, soit quelque vingt ans après la mort et la résurrection de Jésus, il rapporte dans sa Première Lettre aux Corinthiens que, la nuit où il était livré le Seigneur Jésus prit du pain… Ce matin, c’est un autre passage de la même lettre que nous avons entendu : La coupe de bénédiction que nous bénissons [est] communion au sang du Christ, le pain que nous rompons [est] communion au corps du Christ. Ces mots de Paul nous aident à comprendre ceux de Jésus. En effet, manger son corps et boire son sang n’a rien à voir avec une pratique de cannibales : c’est entrer en communion profonde, étroite, intime, avec lui qui est mort pour nous et nous a donné la vie. C’est donc recevoir la vie de Dieu, une fois de plus, un dimanche de plus, afin de nous laisser transformer peu à peu par le Dieu d’amour.
On fait souvent le lien entre l’eucharistie de Jésus et le repas pascal juif. Mais, au centre de ce repas se trouve l’agneau : chaque famille l’immolera à l’approche du soir, le rôtira au feu et le consommera pendant la nuit. Or, Jésus, qui pourtant est appelé l’Agneau de Dieu dans l’évangile de Jean et dans la liturgie de la messe, ne choisit pas l’agneau pascal pour se représenter. Il ne nous ordonne pas d’organiser un grand méchoui pour évoquer le don de sa vie, le don de son amour. Au contraire, il choisit deux éléments accessoires du repas : le partage du pain et d’une coupe de vin. Et ces deux aliments n’existent pas tels quels dans la nature : ils sont le résultat d’une collaboration entre la liberté créatrice de Dieu, Créateur de tout l’univers et donc des plantes comme le blé et la vigne, et l’ingéniosité de l’être humain qui a appris à travailler ces éléments naturels, pour leur donner un nouvel aspect, une nouvelle fonction et un nouveau goût.
Ainsi, gagner son pain à la sueur de son front signifie s’engager de tout son être dans la construction de sa vie et de celle de nos proches ; et boire le vin qui « réjouit le cœur de l’homme », comme dit un psaume, c’est exprimer le besoin de fête par une certaine ébriété que procure l’alcool contenu dans cette boisson. Déjà le Deutéronome, entendu en première lecture, allait dans ce sens. Le peuple d’Israël était invité à se rappeler ce qui s’est passé au désert : « Le Seigneur ton Dieu […] t’a fait sentir la faim, et il t’a donné à manger la manne – cette nourriture que ni toi ni tes pères n’aviez connue – pour que tu saches que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de tout ce qui vient de la bouche du Seigneur. » La manne, nourriture nouvelle, nous rappelle que « l’homme passe l’homme » comme disait Pascal. Certes, l’homme a besoin de pain pour vivre ; et le scandale de la famine qui sévit toujours dans une grande partie de l’humanité ne peut nous le faire oublier. Mais il a besoin de plus, d’un supplément d’âme, d’un air de fête, que lui procure le vin de l’eucharistie, l’ivresse de l’Esprit, ou la Parole de Dieu qui sort de sa bouche.
Travail quotidien et temps de fête sont donc réunis dans ce rite pour dire notre attachement au Dieu vivant, pour affirmer que toute vie vient de lui et qu’il veut nous la donner en abondance. Dans ce sacrement, Dieu nous associe à son œuvre pour que nous construisions avec lui la Jérusalem nouvelle, son Royaume, la Maison aux nombreuses demeures dans laquelle il nous invite pour l’éternité.

Homélie 7e dimanche de Pâques (21 mai 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 21 mai 2023 (7e dim. de Pâques A) – Boscodon
Ac 1,12-14 ; 1 P 4,13-16 ; Jn 17,1-11

Entre Ascension et Pentecôte, le septième dimanche du temps pascal joue le rôle d’un pont. C’est tout particulièrement vrai en cette année A du cycle liturgique, où nous avons entendu dans les Actes des apôtres la suite de la scène de l’Ascension, avec les premiers croyants unis dans la prière. Un peu plus haut saint Luc explicitait le contenu de leur prière, en faisant dire à Jésus ressuscité : « Vous allez recevoir une force quand le Saint-Esprit viendra sur vous : vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre. » Les disciples demandent à l’Esprit Saint de venir sur eux. Et c’est cela qui nous est proposé à nous aussi : qu’il s’empare de nous, nous purifie de nos souillures, guérisse nos blessures et fortifie notre amour de Dieu et de nos frères et sœurs.
Dans le petit groupe de croyants réunis en prière à Jérusalem, il y avait les Onze apôtres – puisque Judas a quitté le groupe et que Matthias n’a pas encore été élu pour le remplacer –, mais aussi des femmes et des proches de Jésus. Et, parmi ces femmes, se trouve « Marie la mère de Jésus ». Puisque Jésus nous l’a donnée comme mère sur la croix (voir Jn 19,26.27), Marie joue un rôle maternel à notre égard. C’est avec elle que nous demandons à l’Esprit Saint de venir nous embraser.
Mais la première lettre de Pierre ne nous cache pas que la vie chrétienne est exigeante : « Dans la mesure où vous communiez aux souffrances du Christ, réjouissez-vous… Si l’on vous insulte pour le nom du Christ, heureux êtes-vous ! » Ces mots rappellent la dernière béatitude de Jésus dans son Sermon sur la montagne (voir Mt 5,11-12). La vie chrétienne est une marche à la suite du Christ, elle nous fait emprunter le même chemin que lui. Voilà notre « GR », la plus grande randonnée que nous puissions faire : avancer pas à pas vers la Maison du Père, construire dès aujourd’hui, avec son aide, notre demeure éternelle ! Mais la lettre ajoute une autre explication à la joie promise si nous souffrons avec et pour le Christ : « Parce que l’Esprit de gloire, l’Esprit de Dieu, repose sur vous. » Être habité par l’Esprit de Dieu, c’est vivre dans la confiance en Dieu, que nous pouvons appeler « Abba, Père », comme le faisait Jésus et comme nous l’a dit saint Paul (voir Rm 8,15 ; Ga 4,6).
L’Église n’a jamais encouragé les croyants à rechercher le martyre. Mais si la menace se profile à l’horizon, alors nous sommes invités à garder confiance en Dieu, à tenir bon dans la détresse. Et c’est ainsi que des être fragiles, hommes et femmes de tous âges, ont été et sont encore capables de donner leur vie pour le Christ. Ce ne sont ni des surhommes, ni des héros ni des sportifs de l’extrême, qui à force d’entraînement se seraient préparés aux pires situations. Non, ce sont des gens ordinaires qui ont mis leur confiance en Dieu jusqu’au bout.
Depuis la Pâque de Jésus, nous avons la chance d’avoir deux Paraclets. Ce mot grec paraklètos signifie avocat, intercesseur, défenseur. Jésus désigne ainsi le Saint-Esprit ; mais la première lettre de Jean dit que Jésus ressucité est lui aussi un Paraclet pour nous, car il vit auprès du Père et intercède pour nous. Tel est bien le sens de la magnifique prière du chapitre 17 de saint Jean, dont chaque année nous lisons un extrait entre Ascension et Pentecôte. Ce matin, Jésus prie afin que nous grandissions dans la foi au Dieu vivant et en lui, son Fils bien-aimé, pour que nous ayions la vie éternelle.
Le passage que nous avons entendu pourrait nous choquer, car Jésus dit : « Moi, je prie pour eux ; ce n’est pas pour le monde que je prie… » Il ne prie pas pour le monde ? Il est pourtant le Sauveur du monde (voir Jn 4,42 ; 1 Jn 4,14), l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde (Jn 1,29), celui qui obtient non seulement le pardon de nos péchés, mais encore ceux du monde entier (1 Jn 2,2) ! Alors, pourquoi Jésus refuse-t-il de prier pour le monde ? Certainement pas parce qu’il aurait décidé de le laisser s’en aller à sa perte. La réponse se trouve à la fin, quand Jésus dit, à propos de nous : « Qu’ils soient un en nous, eux aussi, pour que le monde croie que tu m’as envoyé […] Qu’ils deviennent parfaitement un, afin que le monde sache que tu m’as envoyé » (Jn 17,21.23). Le salut de toute l’humanité dépend de notre unité ! Et notre unité est soutenue par la prière de Jésus ressuscité, comme par nos actes concrets. Pour le salut de toute la création, nous sommes les collaborateurs de Dieu : telle est notre responsabilité ! Alors, soyons à la hauteur de notre mission. Amen !

Homélie 6e dimanche de Pâques (14 mai 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 14 mai 2023 (6e dim. de Pâques A) – Monastère OP de Dax
Ac 8,5-8.14-17 ; 1 P 3,15-18 ; Jn 14,15-21

Dimanche dernier, l’apôtre Philippe disait à Jésus : « Seigneur, montre-nous le Père, et cela nous suffit ! » J’aime ce disciple, qui certes fait preuve d’impatience, mais avoue ouvertement que son désir le plus cher est de voir le visage du Père. Car c’est pour cela que nous sommes faits : voir Dieu face à face ! Pas seulement le Christ, qui s’est fait homme, qui s’est déjà fait semblable à nous, mais son Père, notre Père. Et voir le Père, c’est bien sûr découvrir le mystère de la Sainte Trinité, qu’il ne faut surtout pas considérer comme une équation mathématique impossible à résoudre, mais bien plutôt comme le lieu de notre bonheur éternel. Tout au long de cette semaine, avec les sœurs de ce monastère, nous avons étudié la première Lettre de Jean, qui affirme qu’un jour viendra où nous verrons notre Père des cieux « tel qu’il est » !
Si Jésus a repris Philippe dimanche dernier, ce n’est pas parce que son désir est mauvais ou déplacé, mais c’est juste pour l’inviter à la patience. Car voir le Père, ce n’est pas possible sur cette terre. Nos premiers frères dans la foi, parmi lesquels les douze apôtres, ont eu la grâce de connaître Jésus face à face, notre Sauveur venu partager notre condition humaine. Mais nous, nous ne voyons pas plus Jésus que le Père. Ce qui nous lie à lui, depuis notre baptême, c’est notre désir de le suivre, de l’imiter, d’aligner notre vie sur sa parole : « Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements », nous dit-il ce matin. Et ses commandements se résument à l’amour de Dieu et du prochain, comme lui-même nous a aimés. Nous ne sommes pas encore dans le temps de la vision, mais nous suivons Jésus en lisant et en méditant les évangiles.
La liturgie de ce dimanche nous parle d’un autre Philippe : non plus l’un des Douze, mais l’un des Sept premiers « diacres », que saint Luc désignera plus loin comme « l’Évangéliste », le porteur de la Bonne Nouvelle (Ac 21,8). Ce matin, il sillonne la Samarie pour y annoncer le Christ. Philippe est un évangélisateur de premier ordre, un prédicateur à succès. Une grande joie s’empare des habitants de la ville où il prêche et accomplit des miracles. Puis les Apôtres Pierre et Jean viennent de Jérusalem pour parfaire la formation des nouveaux disciples, en leur offrant le don sans prix de l’Esprit Saint. En quelque sorte, avant qu’on n’invente ce terme, ils confirment ces nouveaux baptisés.
De nos jours, grâce à Dieu, il y a de nombreuses personnes, issues de toutes les couches de la société et de tous les pays du monde, qui découvrent le Christ et son message d’amour, et se préparent au baptême. Hier, dans ce diocèse des Landes, plusieurs dizaines d’adultes étaient réunis pour une ultime préparation au sacrement de la confirmation. C’est pour nous une grande joie de le savoir, et parfois d’en être les témoins. Certes, cela n’enlève rien au drame que vit notre Église en ce moment, avec la défection de nombreux fidèles, choqués par les abus en série commis par des clercs ou tout simplement désintéressés par la pratique religieuse, que la crise sanitaire a fortement impactée. Et si, parmi les plus jeunes, il y a des îlots de résistance ou de renaissance spirituelle, beaucoup semblent totalement étrangers à la joie de croire en Jésus, indifférents à la question du sens profond de la vie.
C’est alors que les mots de Pierre, entendus en deuxième lecture, peuvent nous aider à reprendre courage : « Soyez prêts à tout moment à présenter une défense devant quiconque vous demande de rendre raison de l’espérance qui est en vous ; mais faites-le avec douceur et respect. » Apprendre à vivre dans un monde qui n’est plus chrétien, comme ce fut le cas pour nos premiers frères dans la foi. Car, dans le cadre de l’empire romain mais aussi à ses franges orientales, c’est peu à peu que les chrétiens des premiers siècles ont imprégné la société des belles valeurs de l’Évangile. Aujourd’hui Jésus nous assure qu’il ne nous laisse pas tomber : il ne nous laisse pas orphelins. Il nous envoie l’Esprit de vérité pour nous guider au long de notre vie. Alors, frères et sœurs, gardons courage, et invoquons l’Esprit du Christ pour qu’il nous transforme en témoins joyeux de la Bonne Nouvelle ! Amen.

Homélie 4e dimanche de Pâques (30 avril 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 30 avril 2023 (4e dim. de Pâques A) – Abbaye de Boscodon
Ac 2,14a.36-41 ; 1 P 2,20b-25 ; Jn 10,1-10

Le 4e dimanche de Pâques est appelé « le dimanche du Bon Pasteur », parce que chaque année on y lit un extrait du ch. 10 de Jean, dans lequel Jésus se désigne comme le « Bon Pasteur ». Cette expression apparemment simple mérite notre attention. Spontanément, lorsque nous l’entendons, nous imaginons le Christ comme un berger qui prend soin de son troupeau, spécialement des brebis les plus fragiles. Un berger vraiment bon, plein de tendresse et de miséricorde. Et si vous avez quelque connaissance de l’art chrétien des premiers siècles, vous pensez sans doute à cette représentation du Christ comme un jeune berger qui tient sur ses épaules la brebis perdue qu’il a fini par retrouver. Belle image, qui dit très justement la tendresse, la sollicitude, la bienveillance, bref, la bonté de Dieu à l’égard de notre pauvre humanité qui parfois s’égare loin de lui ! Mais Dieu ne veut pas la mort du pécheur, il veut qu’il se convertisse et revienne à la vie ! Il va lui-même à sa recherche, comme au soir du premier péché dans le jardin de la Genèse, où il criait (Gn 3,8-9) : « Où es-tu ? »
Mais cette image du berger plein de compassion ne vient pas de saint Jean. Elle provient de l’évangile de Luc, dans lequel Jésus répond aux critiques des bien-pensants, choqués par le fait que Jésus partage la table des publicains et des pécheurs. C’est ce berger de la parabole qui laisse les 99 brebis de son troupeau (sans doute sous la garde de ses chiens, même si le texte ne le dit pas), pour aller à la recherche de la brebis perdue. Et quand il l’a trouvée, il la met sur ses épaules et revient tout joyeux, prêt à faire la fête avec ses amis (Lc 15,1-7).
Chez Jean, le « bon Pasteur » est le vrai berger, celui qui mérite bien son nom et qui remplit bien sa charge, à la différence des mercenaires prêts à s’enfuir lorsque le loup approche. Dans le Nouveau Testament, l’adjectif « bon » a souvent le sens de « valable, compétent, authentique ». Comme nous disons que nous avons tiré le bon numéro, fait le bon choix. Comme saint Luc dit de Marie de Béthanie qu’elle a choisi la bonne part – traduit souvent par « la meilleure part », au risque d’introduire une idée de concurrence avec sa sœur Marthe, idée tout à fait étrangère à Luc (Lc 10,38-42).
La 1e lettre de Pierre nous a rappelé que Jésus nous a sauvés en acceptant de mourir pour nous sur le bois de la croix. Et l’auteur poursuivait en disant : « Vous étiez errants comme des brebis ; mais à présent vous êtes retournés vers votre berger, le gardien de vos âmes. » Jésus est notre berger, parce qu’il veille sur nous.
Mais revenons à l’évangile de ce jour. Il y est bien question d’un berger : « Celui qui entre par la porte – dit Jean –, c’est le pasteur, le berger des brebis. Le portier lui ouvre, et les brebis écoutent sa voix. » Il s’oppose aux voleurs et aux bandits qui entrent par effraction, et ne viennent que pour détruire et piller. Et cependant, l’évangile de ce jour se termine sur une autre image : celle d’une porte ! Oui, Jésus se présente comme la porte des brebis. Or, ailleurs dans l’évangile il se déclare « la Lumière du monde » (Jn 8,12 ; 9,5 ; 12,46), ou « le Chemin » qui mène au Père (Jn 14,6). Toutes ces images sont parlantes, mais ne peuvent pas se superposer. On ne peut pas être à la fois le chemin, la lumière sur le chemin, puis la porte au bout du chemin, tout en étant le berger qui passe par ce chemin, éclairé par cette lumière, et qui ouvre la porte donnant accès au Père ! Il nous faut apprécier les images de l’évangile de Jean, comme des autres textes bibliques, mais ne jamais en absolutiser une. Selon notre tempérament, notre avancée dans la vie spirituelle, nous serons à tel moment plus attirés par telle image, puis plus tard par une autre. C’est normal, et c’est bien ainsi.
Je termine en vous citant le pape saint Grégoire le Grand, qui commentait l’évangile de la Porte en disant : « Si quelqu’un entre en passant par moi, il sera sauvé ; il pourra entrer et sortir, et il trouvera un pâturage. Il […] trouvera un pâturage en arrivant au festin éternel […] Car le pâturage des élus, c’est le visage de Dieu, toujours présent : puisqu’on le regarde sans interruption, l’âme se rassasie sans fin de l’aliment de vie.(1)» En ce dimanche des vocations, prions pour que tous les hommes découvrent le bonheur auquel ils sont appelés, leur vocation éternelle : voir le Père face à face, en passant par Jésus, dans la lumière de l’Esprit. Amen.

Notes :

(1) Grégoire le Grand, Homélie sur l’évangile 14,3-6 (P.L. 76,1129-1130, L.H. II, p. 581).(retour au texte)

Homélie 3e dimanche de Pâques (23 avril 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 23 avril 2023 (3e dim. de Pâques A) – Abbaye de Boscodon
Ac 2,14.22b-33 ; 1 P 1,17-21 ; Lc 24,13-35 (Emmaüs)

Dans le Nouveau Testament, seul saint Luc complète son évangile par un deuxième tome consacré aux débuts de l’Église. Durant le temps pascal, nous entendons toujours un passage des Actes en première lecture. Luc a l’art de raconter, et cela peut toucher les gens les plus simples, à commencer par les enfants. C’est cela, l’Évangile ! Ce n’est pas un message à apprendre par cœur, pour le répéter mécaniquement dans ses moindres détails. C’est un art de raconter dans lequel celui ou celle qui raconte s’engage personnellement. C’est pourquoi il y a quatre évangiles, quatre voix différentes, pour parler du même événement. Dieu a voulu que la richesse symphonique de nos différences favorise la communication de sa Bonne Nouvelle.
La première lecture nous a propulsés au jour de la Pentecôte : en citant le Psaume 15, Pierre annonce la résurrection de Jésus aux pèlerins venus à Jérusalem pour la fête. Mais l’évangile, lui, nous a ramenés au soir de Pâques, sur la route d’Emmaüs. Preuve que la cinquantaine du temps pascal ne fait qu’un tout. Or, seul un des deux disciples est nomné (Cléopas, ou Cléophas), l’autre reste anonyme. Pourquoi ? Saint Luc ne le dit pas. Mais souvent, dans la Bible, un personnage nous est présenté pour que nous ayons envie de lui ressembler, de l’imiter dans sa quête de Dieu. Et s’il ne porte pas de nom, c’est encore plus facile de se glisser en lui. Ainsi, chez saint Jean la Samaritaine n’a pas de nom, ni l’aveugle-né, ni le fameux « disciple que Jésus aimait » (couramment appelé Jean). Dans le récit d’Emmaüs, la présence d’un disciple désigné par son nom nous renvoie à l’histoire vécue par Jésus et ses proches. Mais la présence à son côté d’un anonyme nous permet de nous glisser dans sa peau : nous voici sur la route d’Emmaüs, tristes et désespérés par la mort de Jésus… C’est alors que la Bonne Nouvelle de la résurrection va nous saisir à l’improviste, comme ces gens qui ont eu le cœur brûlant quand Jésus leur a expliqué les Écritures, et qui l’ont reconnu à la fraction du pain.
Mais, puisque saint Luc aime associer un personnage féminin à un masculin, pourquoi ne pas imaginer que l’autre disciple d’Emmaüs soit une femme ? D’ailleurs, à Jérusalem et à Rome des artistes contemporains l’ont représenté en femme. Mieux encore : dès le ve siècle, le pape saint Léon prêchait ainsi : « À la fraction du pain, les yeux des convives [d’Emmaüs] s’ouvrent. Ils ont un bonheur bien plus grand, eux qui voient se manifester la glorification de leur nature humaine, que nos premiers parents qui conçoivent de la honte pour leur désobéissance(1). » Saint Léon fait le lien entre les disciples d’Emmaüs et Adam et Ève.
Le rapprochement avec la Genèse éclaire ces mots de saint Luc : « Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. » En commençant par Moïse (= le livre de la Genèse) : création de l’humanité au masculin et au féminin (Gn 1), puis récit du péché des origines (Gn 3). En outre, le récit d’Emmaüs contient une phrase qui en rappelle une du récit du premier péché : alors leurs yeux s’ouvrirent et ils connurent qu’ils étaient nus (Gn 3,7) / alors leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent (Lc 24,31) ! Emmaüs devient le symbole d’une humanité restaurée dans sa dignité par la parole et l’eucharistie du Ressuscité.
Mais pourquoi saint Luc, qui n’est jamais venu en Terre sainte, parle-t-il d’Emmaüs ? Un témoin des origines lui aurait-il parlé de cette bourgade ? Peut-être ; mais alors, pourquoi les trois autres évangiles n’en disent-ils rien ? Luc fait de l’histoire à la manière des historiens de l’Antiquité, ou à la manière d’un conteur ou d’un peintre : en interprétant. Or, dans la Bible un seul autre passage parle d’Emmaüs. Au deuxième siècle avant notre ère, les Juifs pieux ont affronté une immense armée païenne suréquipée. L’issue semblait fatale pour eux, mais Judas Maccabée leur dit : « Crions vers le Ciel : s’il veut bien de nous, il se souviendra de l’Alliance avec nos pères et il écrasera aujourd’hui cette armée, sous nos yeux. Alors, toutes les nations sauront qu’il y a un rédempteur et un sauveur pour Israël. » (1 M 4,10-11). Or, cette dernière phrase se retrouve presque à l’identique dans celle des disciples d’Emmaüs : Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël.
Pour saint Luc, toute l’Écriture – de la Genèse de Moïse jusqu’au livre des Maccabées – parle de la mission de Jésus : le salut de toute l’humanité. Passer du désespoir à la joie de Pâques, de la solitude du péché à la communion avec Dieu : voilà ce que nous sommes appelés à vivre. Voulez-vous entrer dans cette joie pascale ? Elle vous est offerte aujourd’hui, et encore demain. Amen.

Notes :

(1) LÉON LE GRAND, Homélie pour l’Ascension, dans Liturgie des Heures, Vol. II, Paris, AELF, 1980, p. 700.(retour au texte)

Homélie 1er dimanche Carême (26 février 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 26 février 2023 (1er dim. de Carême A) – Boscodon
Gn 2,7-9 ; 3,1-7a ; Rm 5,12-19 ; Mt 4,1-11 (péché des origines et tentations de Jésus)

Une pomme, deux poires… et beaucoup de pépins ! Vous connaissez, je pense, cette version très agraire du récit biblique du premier péché. Décortiquons un peu cette image végétale. Une pomme : c’est ainsi que, dans notre imaginaire latin, nous désignons le fruit « savoureux et désirable » censé donner l’intelligence, mais qui en réalité ne donne que le mal. Et pourquoi cela ? Parce qu’en latin le pommier se dit « malus », et que ce mot sonne comme l’adjectif « malus », mauvais.
Deux poires : Monsieur Adam et Madame Ève n’étaient peut-être pas très… malins, si j’ose dire. Un peu nigauds, un peu trop jeunets aussi … Autrement dit, leur « faute » serait une grosse erreur de jeunesse. De fait, un psaume dit : « Oublie les révoltes, les péchés de ma jeunesse ; dans ton amour, ne m’oublie pas » (Ps 24,7). Et, à la fin du deuxième siècle, saint Irénée de Lyon interprétait la consommation du fruit défendu comme une erreur de jeunesse : « L’homme était [alors] encore petit ; c’était un enfant qui devait encore grandir pour atteindre sa perfection […] ; il n’avait pas encore le parfait usage de ses facultés, aussi fut-il facilement trompé par le séducteur […] Adam et Ève étaient nus et ils ne rougissaient pas, car ils n’avaient que des pensées pures et innocentes comme celles des enfants » (La prédication des apôtres, § 1).
Et beaucoup de pépins : nous en supportons encore les conséquences. Même à notre époque où la notion de péché est reléguée au placard des inventions inutiles, les gens les plus lucides, chrétiens ou non, savent bien qu’ils sont tiraillés par toutes sortes de tendances, de désirs, d’appels… et qu’ils sont capables même, parfois, du pire. L’actualité nous rappelle que l’égoïsme, la folie ou le fanatisme – qui est une sorte de variante religieuse de la folie – peut mener aux pires catastrophes.
Après cette entrée végétale offerte par la Genèse à notre menu du jour, allons-nous être privés de dessert, parce que nous aurions à notre tour fait le mauvais choix, parce que nous aurions joué aux enfants gâtés et désobéissants, mais insouciants du danger ? Bien sûr que non. Le récit du péché des origines n’a pas été écrit pour nous écraser et nous empêcher de vivre, mais pour nous attirer vers la voie nouvelle imaginée par Dieu pour nous tirer de notre mauvais pas. Les deux lectures qui ont suivi ont dit cette audace du Dieu qui veut nous libérer.
Paul, tout d’abord, revient sur l’histoire de l’humanité. Il reprend au récit biblique le nom d’Adam, et même s’il semble en faire le nom d’un individu, il n’ignore pas qu’en hébreu adam désigne aussi l’humanité, car Adam, c’est « celui qui vient de adamah, le ‟sol” ». Nous sommes poussière, et nous retournerons en poussière. Mais cette poussière est appelée à briller comme les étoiles, parce que le Fils unique de Dieu est entré dans notre condition humaine, et il est pour nous le nouvel Adam. C’est lui, par son obéissance au Père, qui nous fait échapper à la mort : non pas la mort terrestre, simple corruption temporaire de nos corps, mais la mort éternelle, éloignement définitif du Dieu de vie.
Et c’est ce que saint Matthieu nous a dit à travers le récit des tentations de Jésus au désert. À trois reprises, Jésus repousse les sollicitations maléfiques du Diviseur (c’est le sens du mot diabolos). Il le fait en homme pieux qui médite la sainte Écriture, et la cite à trois reprises : « Il est écrit : ‟L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu” » ; « Il est encore écrit : ‟Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu” » ; enfin : « Il est écrit : ‟C’est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, à lui seul tu rendras un culte.” »
Du désert des tentations… au dessert de Pâques. Inauguré avec différents fruits séduisants mais parfois trompeurs, notre repas aboutira au soir de Pâques. Et, comme les disciples d’Emmaüs, au moment de la fraction du pain, notre cœur sera tout brûlant du commentaire des Écritures fait par le Ressuscité. Alors nous nous rappellerons que nous venons de la désobéissance de nos premiers ancêtres, comme le disait la première lecture : « Alors leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils se rendirent compte [litt. : ils connurent] qu’ils étaient nus. » Cette découverte de leur nudité [hébreu ‘erûmim], fruit mauvais du Serpent rusé [hébreu ‘arûm], va marquer la condition humaine au fil des âges, jusqu’au jour où, à Emmaüs, « alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent » (Lc 24,31). Du désert de la nudité, misère humaine, oubli de Dieu, au dessert de l’eucharistie, « pain rompu pour un monde nouveau ». Tel est notre itinéraire de carême. Allons-y franchement. Amen.

Homélie 6e dimanche (12 février 2023)

Homélie du fr. Luc Devillers OP pour le 12 février 2023 (6e dim. du TO A) – Abbaye de Boscodon
Si 15,15-20 ; 1 Co 2,6-10 ; Mt 5,17-37

Plusieurs Pères de l’Église, des pasteurs et théologiens des premiers siècles chrétiens, ont dit que Dieu, en créant l’humanité à son image, ne pouvait pas ne pas la faire participer à l’un de ses plus beaux attributs : la liberté ! Les lectures de ce dimanche se présentent comme une suite de variations sur la création de l’humanité à l’image de Dieu, avec en mains ce précieux cadeau de la liberté. Il ne s’agit pas de liberté physique, qui n’existe pas toujours car bien des gens innocents sont entravés dans leur corps à la suite d’une malformation, d’une maladie, d’un accident ou de mauvais traitements infligés par des tiers ; et d’autres sont emprisonnés dans des murs de béton ou des cages par des régimes oppresseurs qui leur refusent la liberté d’opinion. La liberté dont Dieu nous a gratifiés est une liberté spirituelle : c’est « la sagesse du mystère de Dieu » dont nous a parlé Paul.
Au cours de son histoire multiséculaire, l’Église catholique n’a pas manqué de faux pas. Nous le savons, toutes les pages de notre histoire religieuse ne sont pas blanches comme la neige de nos montagnes. Ici, à Boscodon, comme dans d’autres abbayes, des fils de noblesse ont endossé le rôle d’abbé commendataire sans être moine, afin de percevoir les bénéfices du travail des moines. Dans l’ordre dominicain certains frères ont participé avec acharnement à l’Inquisition ; certains, mais pas tous, et nous nous réjouissons, nous les dominicains, de savoir que saint Dominique est mort avant que naisse la première Inquisition ! Des faux pas dans la vie de l’Église et dans son gouvernement, il y en a donc eu. Et ça dure encore, avec toutes les affaires sordides qui ressortent et les attaques contre le pape. Mais c’est inévitable, car nous sommes tous pécheurs. Dans la vie ecclésiale comme dans notre vie personnelle, le bon grain et l’ivraie sont mêlés. Mais la grande audace de Dieu, que Jésus nous a révélée dès le début de son ministère en choisissant ses douze apôtres, est que Dieu fait confiance à des hommes pécheurs pour que, avec sa grâce, ils puissent mener une vie digne de l’Évangile, et annoncer l’Évangile de la liberté.
La liberté que Dieu nous offre est un risque, mais aussi une belle aventure et la plus belle marque de confiance de sa part. Au IIe siècle avant notre ère, Ben Sira le disait de façon limpide : « Si tu le veux, tu peux observer les commandements, il dépend de ton choix de rester fidèle. […] La vie et la mort sont proposées aux hommes, l’une ou l’autre leur est donnée selon leur choix. [… Le Seigneur] n’a commandé à personne d’être impie, il n’a donné à personne la permission de pécher. » Le Seigneur n’a pas disposé devant nous la vie et la mort pour s’amuser à voir vers laquelle nous allions nous tourner. Non, Dieu n’a pas fait la mort, dit l’Écriture (cf. Sg 1,13) ! Mais en présentant sous nos yeux la vie et la mort, il nous suggère qu’il n’y a de vie qu’en lui. Si donc nous voulons vivre, allons à lui, suivons-le, écoutons-le, obéissons à ses commandements qui sont des paroles de vie. Il nous a offert la liberté pour que nous allions librement à lui, attirés par la source de vie et de joie qu’il est en vérité, et lui seul.
Le psaume que nous avons chanté nous dit comment trouver le bonheur : « Heureux les hommes […] qui marchent suivant la loi du Seigneur, […] qui gardent ses exigences, ils le cherchent de tout cœur ! » La sagesse dont parle saint Paul consiste à aimer ce Dieu qui veut pour nous un bonheur sans fin. Un bonheur que notre vie sur cette planète construit petit à petit, pas à pas. Un bonheur qui commence ici, malgré toutes les difficultés matérielles ou psychologiques de la vie quotidienne, mais qui s’épanouira d’une manière que nous ne pouvons imaginer quand nous serons accueillis dans la Maison du Père, là où Jésus ressuscité veut nous conduire (cf. Jn 14,1-6).
Reste alors, mais c’est sans doute le plus difficile, le plus exigeant, à entendre sincèrement les mots de Jésus : « Eh bien ! moi, je vous dis : Tout homme qui se met en colère contre son frère devra passer en jugement. […] Eh bien ! moi, je vous dis : Tout homme qui regarde une femme avec convoitise a déjà commis l’adultère avec elle dans son cœur. […] Eh bien ! moi je vous dis : […] Que votre parole soit ‘oui’, si c’est ‘oui’, ‘non’, si c’est ‘non’. » Apprendre à vivre à ce haut niveau de sensibilité spirituelle, qui nous fera éviter toute occasion de nuire au prochain, même si peu. Demandons les uns pour les autres cette grâce d’avancer joyeusement sur le chemin de la vraie liberté.